Stabilité structurelle et morphogenèse

Le programme de Thom était de faire des morphologies de la réalité quotidienne, l’objet d’une science dynamique des formes, car la réalité se présente en "phénomènes et formes" 1009 . La pratique de modélisation de Thom dans un domaine de l’expérience peut se résumer ainsi : trouver les formes rencontrées habituellement, établir une liste de ces formes selon leurs caractéristiques topologiques, trouver la dynamique qui gouverne leur émergence et leur destruction.

L’ouvrage de Thom, Stabilité structurelle et morphogenèse 1010 , construit à partir de 1966 et publié en 1972, constitue une sorte de manifeste de la théorie des catastrophes. Fidèle à son programme, Thom propose, dans les sept premiers chapitres, une théorie générale de la morphologie, applicable à tout problème de formes.

L’approche de Thom est qualitative, résolument qualitative, et fait écho à tout ce que nous avons montré. Thom va très loin dans ce sens, au point de condamner la science quantitative, jugée dogmatique 1011 . La théorie des catastrophes est un moyen de penser rigoureusement le qualitatif 1012 .

La notion de stabilité, propriété essentielle des formes, joue un rôle extrêmement important. Pour Thom, elle repose sur une structure algébrico-géométrique, dotée de la propriété de stabilité structurelle par rapport aux perturbations l’affectant 1013 . Cette structure porte le nom de logos dans la terminologie de Thom 1014  et c’est ce que proposent ses théories. La stabilité structurelle est donc déterminante dans ses mathématiques et ses vues en matière de modélisation, ce qui explique le titre de son ouvrage. Avec la notion de généricité apparue dans la question des classifications des singularités, ce sont les deux ingrédients mathématiques clés dans les théories de Thom.

En outre, Thom prône une approche non réductionniste 1015 en science, et dans la modélisation. Il souligne aussi la grande autonomie de ses théories relativement au substrat des phénomènes : l’étude de la morphologie est déconnectée des spécificités du matériau où apparaît la forme.

Il s’agit donc d’un changement radical dans l’idée de modélisation : partir des formes et morphologies telles qu’elles apparaissent, identifier leur caractéristiques topologiques, s’interdire d’en appeler aux substrat et aux forces. Pour cela, il faut en passer par des méthodes mathématiques sophistiquées, pour obtenir un modèle intelligible, qualitatif du phénomène en question. Cette façon de modéliser, initiée en biologie, s’étend à d’autres domaines. Thom s’intéresse ainsi aux sciences humaines, à la linguistique et à la sémiotique, qui constituent les principaux champs de sa recherche dans le début des années 1970 1016 .

Qualitatif et topologie ont donc une place centrale dans les conceptions de Thom. Le contexte de l’IHES est particulièrement favorable au développement de ces idées. En effet, les personnalités invitées participent à l’élaboration des idées de Thom. Le séminaire de Thom de 1970-71 est consacré aux "Modèles mathématiques de la morphogenèse" 1017 . Zeeman et Abraham sont fortement inspirés par la théorie des catastrophes et s’engagent dans des travaux plus appliqués. Zeeman a été un vecteur du succès de la théorie au niveau international. La théorie des catastrophes connaîtra ses succès et ses écueils durant la décennie 1970, avec Thom, Zeeman et Abraham, lequel va porter la théorie à son extension maximale. Nous ne détaillerons pas davantage ce point.

Notes
1009.

[THOM, R., 1974], p. 9. Cité dans [AUBIN, D., 1998a], p. 161.

1010.

[THOM, R., 1972/ 1973].

1011.

Voir [AUBIN, D., 1998a], p. 166 pour la citation de Thom : "he claimed, everything had changed since he could "present qualitative results in a rigorous way, thanks to recent progress in topology and differential analysis"".

1012.

Voir le paragraphe [AUBIN, D., 1998a], p. 165-6 à ce sujet.

1013.

[AUBIN, D., 1998a], p. 163-5.

1014.

Le logos est repris d’Héraclite, et Thom attribue un logos à toute forme, une structure formelle qui en assure l’unité et la stabilité. [AUBIN, D., 1998a], p. 164.

1015.

[AUBIN, D., 1998a], p. 160

1016.

Ibid., p. 151-156.

1017.

[AUBIN, D., 1998a], p. 390.