La topologie appliquée

En effet, les idées de Thom et ses tentatives ont ouvert la voie à de multiples applications, dans divers domaines scientifiques. Ceci a engagé les scientifiques gravitant autour de lui a se lancer dans la même voie. Smale, Zeeman, Ruelle sont inspirés par cette perspective. C’est ainsi que Smale s’est engagé dans l’étude de l’économie, Ruelle, dans l’étude de la turbulence, comme nous allons le voir. Au colloque de Bahia en 1971, Smale, Zeeman et Thom sont invités chacun à donner une allocution ; ils montrent à cette occasion les points communs dans leurs moyens d’étude des phénomènes et les divergences dans les démarches suivies. Thom s’occupe de linguistique et suit son programme de modélisation. Zeeman est investi en physiologie, pour laquelle il construit des modèles par une idéalisation des processus biochimiques complexes. Il ne suit pas le programme de Thom, mais se sert de la théorie des catastrophes pour mettre en forme ses modèles ; la démarche se départit de celle de Thom, tout en soulignant l’importance de la théorie des catastrophes. Smale traite de problème d’économie 1022 , mais là il ne produit pas de modèles. Il utilise ceux déjà existants et se sert de la topologie pour en révéler les caractéristiques. Toutes ses applications de l’analyse globale relèvent de cette démarche 1023 . Le style général des contributions est assez différent de l’un à l’autre : Thom écrit un texte un peu verbeux, Zeeman utilise beaucoup d’images, de graphes, de données expérimentales, alors que Smale est plus proche des mathématiques rigoureuses et habituelles. C’est aussi une question de perception du rôle donné aux mathématiques : Thom y voit un réservoir de métaphores, un langage, et à l’opposé pour Smale, le "mathématicien prouve des théorèmes" 1024 .

Dans ces trois perspectives, il existe plusieurs points communs. D’abord, il s’agit de modèles dynamiques. Smale et Thom les opposent aux modèles d’équilibre en économie, structurels en linguistique, Zeeman y oppose les processus biochimiques. Leur intérêt et leur investissement dans la dynamique qualitative suffisent à expliquer ce choix commun, de même que les tendances partagées au recours systématique à la topologie et à l’abstraction du support matériel du phénomène.

L’influence de Thom sur les mathématiciens l’ayant côtoyé est donc importante, même si il convient d’admettre des nuances : ils n’ont pas accepté telles quelles la modélisation conçue par Thom, la théorie des catastrophes et les théories de Thom 1025 . L’exemple de David Ruelle nous offre un autre cas dans lequel toute l’importance de ce contexte de l’IHES est manifeste.

Notes
1022.

[PEIXOTO, M., 1973], p. 531-544.

1023.

Voir [AUBIN, D., 1998a], p. 410-411.

1024.

[AUBIN, D., 1998a], p. 413 : "For Smale, the mathematician proved theorems".

1025.

Même Zeeman s’est écarté de la voie originale de Thom (voir "The Thom-Zeeman Debate, [AUBIN, D., 1998a], p. 424-8). Plus tard, Smale a aussi été très véhément à l’égard de Zeeman (voir "The Smale-Zeeman Debate", [AUBIN, D., 1998a], p. 435-39). Les critiques à l’encontre de la théorie des catastrophes se sont multipliées, les plus sévères émanent surtout des mathématiques appliquées. La critique de H. Sussmann et R. Zahler est sans appel : "Catastrophe theorists have :

misused the basic mathematics in ways that lead to indefensible arguments ;

offered models which are based on unreasonable assumptions and which lead to implausible conclusions;

made predictions which are frequently vacuous, tautologous, vague, or impossible to test experimentally." Cité dans [AUBIN, D., 1998a], p. 433.