b. David Ruelle, les systèmes dynamiques et l’IHES

David Ruelle est membre de l’IHES depuis 1963, l’année de l’arrivée de Thom. Il est mathématicien-physicien d’origine belge et a travaillé dans le domaine de la théorie quantique des champs et de la physique statistique avant d’en venir à l’étude des systèmes dynamiques, quelques temps après son entrée à l’IHES. Depuis 1968 au moins, il réfléchit et essaye "de regarder des problèmes d’hydrodynamique ou, plus généralement, de "phénomènes dissipatifs" d’un point de vue physique analogue à celui de Thom" 1026 . Sa collaboration avec Floris Takens à l’IHES aboutira à un article d’une grande importance, "On the nature of turbulence" en 1971, donnant une théorie mathématique de la turbulence.

Ce travail mûrit au carrefour de la dynamique topologique et de la "topologie appliquée", dans le contexte de l’IHES. Il prélude à l’utilisation d’une partie des mathématiques des systèmes dynamiques dans l’ère du chaos.

Dans leur article, la turbulence est analysée sur un mode atypique, faisant usage de la théorie des systèmes dynamiques dont on a vu le plein développement à l’IHES à la fin des années 1960. Au sujet de l’apparition de la turbulence, il existait alors deux théories principales : le modèle quasi périodique et celle de Jean Leray 1027 , datant des années 1930. La seconde s’inscrit dans une perspective de théorie des équations.

En étudiant les équations de Navier-Stokes, Leray a choisi d’associer la turbulence à un phénomène de rupture dans ces équations ; il suppose, en effet, que les équations cessent de décrire le fluide à partir d’une valeur critique et doivent être remplacées par une équation intégrale. Les solutions irrégulières de cette équation forment les solutions turbulentes.

La première, totalement différente de celle de Leray, est due au physicien Lev Landau (1908-1968), publié en 1944 1028 , et, indépendamment de Eberhard Hopf, entre 1942 et 1948 1029 . Dans ce cadre théorique, la turbulence, le désordre, est le résultat de l’accumulation d’un nombre théoriquement infini de modes d’oscillations, autrement dit d’un mouvement quasi-périodique de plus en plus compliqué, l’accumulation suit l’augmentation progressive du nombre de Reynolds. Chez Landau peu d’arguments précis étayent un tel scénario, excepté des considérations très générales sur la stabilité des solutions.

Avec Hopf, la démarche est beaucoup plus mathématique et s’appuie sur la notion de bifurcation (appelée aujourd’hui bifurcation de Hopf), étudiée en 1942. En substance, il s’agit du même scénario que celui de Landau, exprimé en des termes de mathématiques des systèmes dynamiques.

Comme Ruelle et Takens plus tard, il choisit de paramétrer les équations de Navier-Stokes par une variable µ et d’étudier le comportement des solutions en fonction de µ. Pour µ grand dans son paramétrage, Hopf affirme que le flot laminaire (solution stationnaire) est la seule solution possible 1030 . Puis, à différents seuils, µ 0 , µ 1 , µ 2 ..., Hopf conjecture que le système subit une série de bifurcations (de Hopf) infinie et que le système évolue dans une variété M(µ) : par exemple, après la première bifurcation, M(µ 0 ) est un cycle limite de Poincaré.

Lorsque Ruelle et Takens interviennent, la théorie dominante dans la communauté des physiciens est celle de Lev Landau. L’analyse de Ruelle et Takens vise à critiquer cette théorie et propose une théorie alternative 1031 . Leur démarche est à la fois similaire à celle de Hopf 1032 , dans le sens où il s’agit d’une analyse en termes dynamiques (et non statistiques) et construite sur des mathématiques de même type, et très innovante, parce qu’ils ont recours à des procédés mathématiques extrêmement poussés et abstraits : la topologie et son utilisation pour la modélisation, telle que Thom en a démontré l’utilité, les notions de généricité et de stabilité structurelle.

Quelques citations suffisent à remettre l’article dans ce contexte. Les deux lignes de remerciements sont très claires :

‘"Les auteurs remercient avec plaisir R. Thom pour les discussions de grande valeur […] L’ouvrage de Thom [12] (à paraître) a été une source d’inspirations pour le présent article" 1033

Dans son ouvrage de réflexion de 1991, Ruelle rappelle :

‘"La description de la turbulence en termes de modes par Landau m’a tout de suite déplu parce qu’elle était en désaccord avec des idées mathématiques que j’avais entendu exposer (sic) par René Thom, et que j’avais étudiées dans un article fondamental de Steve Smale sur les systèmes dynamiques différentiables. Le Français René Thom et l’Américain Steve Smale sont tous deux d’éminents mathématiciens [...] C’est d’eux que j’ai appris les développements modernes des idées de Poincaré sur les systèmes dynamiques, et à partir de là il était clair que le paradigme des modes est loin d’être universellement applicable." 1034

L’idée générale pour l’apparition de la turbulence est la suivante : au bout d’un petit nombre de bifurcations il se crée un attracteur dit "étrange" (représentant la turbulence) et le scénario est générique. L’analyse de l’article fait ressortir les principales connexions conceptuelles, au-delà de la mention de la notion d’attracteur et généricité.

Dans leur article, ils considèrent les équations de Navier-Stokes, comme système dynamique à un paramètre µ, sans se préoccuper de la forme exacte des équations :

Partant de l’état de repos (µ=0), le régime du fluide passe à un état stationnaire pour µ faible (un point fixe dans l’espace des phases). Par le franchissement d’un seuil µ 1 , le champ de vitesse subit une bifurcation d e Hopf 1035 et génère un état d’oscillation de fréquence ω 1 .

A une seconde valeur critique µ 2 , une autre bifurcation de Hopf crée un régime d’oscillation de fréquence ω 2 , indépendant du précédent et s’y superposant. Il s’agit en quelque sorte d’une preuve mathématique de ce que Hopf avait imaginé.

Si µ augmente encore, alors le "mouvement du fluide devient très compliqué, irrégulier et chaotique, nous avons de la turbulence" 1036 . Mais pour cela, il n’est nul besoin d’attendre le franchissement de multiples paliers ω n  : un nombre limité (3 ou 4) suffit. Le scénario de Landau et Lifschitz 1037 correspond en fait à un grand nombre de paliers ω n . L’article de Ruelle-Takensprouve mathématiquement que ce scénario n’est pas générique 1038 et n’a donc que très peu de chance d’être observé en pratique. Sur cet exemple, les outils des systèmes dynamiques montrent qu’ils peuvent être remarquablement utiles.

Ruelle et Takens s’inspirent notamment de l’article de Smale de 1967, dont l’essentiel était de traiter des systèmes dynamiques de dimension supérieure à deux, comme dans le cas présent. La notion d’attracteur "étrange", définie comme le produit d’un ensemble de Cantor par une variété, est inspiré du fer à cheval et des constructions de Smale. Un attracteur étrange tel qu’il est présenté dans l’article, est stable, ce qui fait qu’il "ne peut pas être rejeté comme une pathologie non générique" 1039 . En 1971, leur caractérisation de la turbulence s’arrête à ces grandes lignes à la fois qualitatives et extrêmement pointues.

L’article de 1971 a ainsi hérité des analyses de Thom et Smale, des analyses topologiques "appliquées" de Thom, de la théorie des systèmes dynamiques développée dans le contexte de l’IHES. En outre, il signe une rencontre entre ces théories mathématiques abstraites et la physique, selon une perspective qualitative, peu habituelle en physique. L’optique de Ruelle et Takens est atypique dans le sens où ils ne considèrent pas les équations d’un système donné, ne s’embarrassent pas des détails d’un modèle précis. Au contraire, pour reprendre la formule d’Aubin, ils arrêtent de regarder des représentations spécifiques de la nature pour étudier les conséquences du mode de représentation lui-même 1040 .

Ce résultat va connaître un tout autre sort que la théorie des catastrophes. Dans ses démarches, Ruelle fait preuve de beaucoup d’ouverture, contrairement à Thom. Ici, l’arrogance mathématique laisse la place à plus de diplomatie dans les contacts avec des hydrodynamiciens qui se montrent d’abord peu enthousiastes avant d’adhérer un peu plus largement aux thèses de Ruelle. Il est difficile d’admettre qu’une analyse mathématique puisse suggérer de chercher des alternatives aux théories physiques, mais c’est tout le sens de l’opération de Ruelle lorsqu’il prend contact avec des expérimentateurs. Cette approche participera du véritable succès de l’entreprise et du développement considérable des notions d’attracteur étrange, de turbulence et de chaos.

En outre, la teneur mathématique du travail de 1971 ne doit pas faire oublier que Ruelle est aussi un physicien, théoricien. La turbulence est un phénomène physique, hydrodynamique et l’ouverture vers les expérimentateurs traduit une volonté d’éclaircir cet aspect du problème. La caractéristique de son travail est de mettre les mathématiques au service d’objectifs théoriques : par l’utilisation d’une forme de modélisation à la Thom d’une part, et par une formalisation très poussée des problèmes d’autre part. Outre l’article de 1971 qui illustre bien ceci, il faut mentionner ses travaux de Mécanique statistique, remarquables au point de vue théorique. Ainsi, dans l’introduction de son traité de 1969, il exprime sa vision des mathématiques dans la physique :

‘"L’analyse mathématique donne au monde physique une nouvelle structure et un nouveau sens. La connaissance de cette structure et de ce sens constitue une intelligibilité de la ‘nature des choses’ aussi profonde que l’on peut espérer. […] Le progrès de la physique mathématique pourrait être promu significativement, selon l’opinion de l’auteur, par la disponibilité de résultats d’importantes théories mathématiques sous des formes concises et sans preuves, dans l’esprit des ‘Fascicules de Résultats’ de Bourbaki." 1041

Il faut donc lire les résultats de 1971 à la lumière de cette volonté de rigueur mathématique, de référence à Bourbaki et d’une attitude structuraliste qui marquent le travail de Ruelle 1042 , en turbulence comme en Mécanique statistique. Le chapitre suivant nous montrera l’autre versant, celui de la Mécanique statistique et l’ergodicité à l’oeuvre dans les travaux de Ruelle.

Notes
1026.

"trying to look at some problems of hydrodynamics or, more generally, of ‘dissipative phenomena’ from a physical point of view analogous to Thom’s", [AUBIN, D., 1998a], p. 358.

1027.

Pour les principaux travaux de Leray : [LERAY, J., 1933 / 1934a / 1934b]. Nous renvoyons au paragraphe présentant les conceptions de Leray dans [AUBIN, D., 1998a] (p. 472-481) et aux références inclues.

1028.

[LANDAU, L.D., 1944]. Les résultats sont reproduits quasiment inchangés dans le célèbre cours de Landau et Lifschitz consacré à la Mécanique des fluides : [LANDAU, .L.D., LIFSCHITZ, E.M., 1959].

1029.

Il s’agit surtout de l’article [HOPF, E., 1948], pour lequel Hopf s’appuie sur [HOPF, E., 1942].

1030.

D’après les "faits observationnels" en hydrodynamique : [HOPF, E., 1948], p. 304.

1031.

C’est ce qui leur vaudra d’être accueillis fraîchement : refusé par le comité de lecture de la revue Archive for Rational Mechanics and Analysis, il est publié dans Communications in Mathematical Physics, où Ruelle est éditeur. Vu la technicité mathématique et ces considérations controversées, il n’y a rien d’étonnant à cela. Voir [RUELLE, D., 1991], p. 73 et [AUBIN, D., 1998a], p. 451.

1032.

Dans leur texte, le nom donné au scénario est d’abord celui de Landau et Lifschitz, mais une note renvoie à la présentation et à la discussion selon Hopf. [RUELLE, D., TAKENS, F., 1971], p. 167.

1033.

"The authors take pleasure in thanking R. Thom for valuable discussion [...] Some inspirations for the present paper was derived from Thom’s forthcoming book [12]",[RUELLE, D., TAKENS, F., 1971], p. 169 ([12] correspond à l’ouvrage Stabilité structurelle et Morphogenèse).

1034.

[RUELLE, D., 1991], p. 72.

1035.

La bifurcation de Hopf correspondant au passage d’un point fixe à un cycle limite, dans l’espace des phases, la fréquence ω 1 est la fréquence de parcours du cycle. Ici, il convient de signaler que Ruelle et Takens connaissent et utilisent la notion de bifurcation de Hopf, grâce à Thom. Rappelons que Thom l’a remis un peu au goût du jour dans Stabilité structurelle et morphogenèse : celui-ci est publié en 1972 seulement, mais les idées circulent bien avant à l’IHES. Dans les remerciements de l’article on peut lire : "The authors take pleasure in thanking R. Thom for valuable discussion, in particular introducing one of us (F.T.) to the Hopf bifurcation", [RUELLE, D., TAKENS, F., 1971], p. 169.

1036.

"the fluid motion becomes very complicated, irregular and chaotic, we have turbulence", [RUELLE, D., TAKENS, F., 1971], p. 167 (en italique dans le texte).

1037.

L’interprétation de ces physiciens est décrite dans un des ouvrages de leur célèbre série de traités : [LANDAU, L.D., LIFSCHITZ, E.M., 1959] (traduction anglaise) et dans l’article [LANDAU, L.D., 1944].

1038.

L’idée est de prouver que les mouvements de Landau font figure d’exception. En termes mathématiques (comme Ruelle l’affirme lui-même), l’assertion la plus correcte serait : les mouvements non quasi périodiques sont génériques.

1039.

"An attractor of the type just described can therefore not be thrown as non-generic pathology", [RUELLE, D., TAKENS, F., 1971], p. 171.

1040.

[AUBIN, D., 1998a], p. 450.

1041.

"[…] mathematical analysis gives to the physical world a new structure and meaning. The knowledge of this structure and meaning constitutes an understanding of the ‘nature of things’ as deep as we can hope to be. […] The progress of mathematical physics could be significantly promoted, in the author’s opinion, by the availability of results of important mathematical theories in concise form and without proofs, in the spirit of Bourbaki’s ‘Fascicules de Résultats’", [RUELLE, D., 1969], p. vii-viii.

1042.

La thèse de Aubin fait une grande place au structuralisme et au bourbakisme, versant mathématique du structuralisme, en tant que "connecteur culturel" entre différents milieux.