La rencontre de deux traditions

Chronologiquement, même s’il a été publié après celui de Birkhoff, Von Neumann  est l’auteur du premier théorème ergodique 1050 . Vers la fin de l’année 1931, les deux résultats sont prêts. Birkhoff fait paraître son résultat en deux articles consécutifs (datés du 27 novembre et du 1er décembre 1931) 1051  ; celui de Von Neumann est publié en janvier 1932 1052 , dans la même revue. Ces deux résultats fondamentaux sont le fruit d’une seule et même rencontre entre deux traditions incarnées par Von Neumann et Birkhoff.

En effet, jusqu’à cette époque, Von Neumann est préoccupé par les questions de la Mécanique quantique et son intérêt pour la Mécanique statistique, et la thermodynamique, leur est fortement associé. Il est manifestement inspiré par la lecture de l’article des Ehrenfest 1053 comme son résultat le reflète.  En substance, Von Neumann utilise des méthodes d’opérateurs sur les espaces de Hilbert, pour parvenir à montrer que la moyenne temporelle existe "en moyenne L2" 1054 , comme son précédent travail de 1929 1055 . En outre, il donne une condition pour que le système soit "ergodique", c’est-à-dire que la moyenne temporelle égale la moyenne spatiale : tout ensemble invariant dans la dynamique est soit 0, soit l’espace des phases entier (le sous-espace d’énergie donnée pour être plus précis). Le théorème de Von Neumann est inscrit dans une histoire bien délimitée, qu’on pourrait même qualifiée d’"européenne" 1056 .

De son côté, Birkhoff est plus intéressé par la Mécanique classique, les systèmes dynamiques et Poincaré. Son théorème ergodique s’adosse à ses propres considérations sur les systèmes dynamiques 1057 . Il montre d’abord un résultat de récurrence, avec l’hypothèse de "transitivité forte" 1058 , qui correspond au fait que "tout ensemble mesurable de trajectoires complètes dans M est de mesure 0 ou V, où V est le volume total de M" 1059 . Le théorème de récurrence de Poincaré 1060 , la question des sections transverses 1061 , la notion de mouvement récurrent forment l’arrière-plan de son résultat. Le titre du premier article du 27 novembre 1931 suffit à faire ressortir clairement sa perspective : "Proof of a recurrence theorem for strongly transitive dynamical systems".

Dans la seconde partie des articles, Birkhoff prouve son "théorème ergodique", valable sans hypothèse de transitivité forte : "il existe une ‘probabilité de temps’ p bien définie selon laquelle tout point se déplaçant sera dans une région v, sauf pour un ensemble de mesure 0 ;" 1062 , c’est-à-dire que la limite :

Malgré les différences dans leur apparence, les deux théorèmes sont le résultat du croisement de ces deux perspectives de recherches. Birkhoff s’inspire de Von Neumann 1063 et inversement, Von Neumann a utilisé un résultat de Bernard Osgood Koopman (1900-1981) 1064 , un élève de Birkhoff. Dans son travail sur les systèmes dynamiques 1065 , Koopman est parvenu à établir un lien entre les systèmes dynamiques et les transformations des espaces de Hilbert 1066  : ce résultat constitue en quelque sorte la trace mathématique de la rencontre des deux traditions mises en avant.

Dans la confrontation avec le théorème de Von Neumann, la perspective adoptée par Birkhoff sur son théorème ergodique va légèrement évoluer, d’une manière finalement assez peu inattendue et très significative.

Notes
1050.

D’après Ulam, Von Neumann en a toujours voulu à Birkhoff de lui avoir soufflé la priorité : "Von Neumann never quite forgave G.D. for having "scooped" him in the affair of the ergodic theorem : Von Neumann had been the first in proving what is now called the weak ergodic theorem. By a sheer virtuoso kind of combinatorial thinking, Birkhoff managed to prove a stronger one, and – having more influence with the editors of the "Proceedings" of the National Academy of Sciences – he published his paper first. This was something Johnny could never forget.", [ULAM, S., 1976], p. 98.

1051.

[BIRKHOFF, G.D., 1931a / 1931b]. Il faut noter que l’article cité comme référence habituelle ("Proof of the ergodic theorem") est le second de ces articles et qu’il ne va pas sans le premier ("Proof of a recurrence theorem for strongly transitive systems") ; tout le monde ne semble pas au courant que les notations et certaines preuves de résultats sont contenus dans le premier article.

1052.

"Proof of the Quasi-ergodic hypothesis", [VON NEUMANN, J., 1932a].

1053.

En 1929, il a d’ailleurs écrit un article sur la mécanique statistique quantique et le problème de l’ergodicité dans ce cadre : [VON NEUMANN., J., 1929].

1054.
Pour une transformation T d’un espace M, avec une mesure invariante μ, on considère l’espace de Hilbert L 2 (M) des fonctions de carré intégrable. Von Neumann prouve que pour tout f de L 2 , il existe une limite f*dans L 2  :

Il y a convergence en "moyenne" ; elle implique d’ailleurs la convergence en presque tout point, mais ne dit rien sur les fonctions intégrables en général (L 1 ). Voir [VON NEUMANN, J., 1932a], [LO BELLO, A., 1983], p. 52-53.

1055.

Cette convergence en moyenne est aussi la notion de convergence propre aux espaces de Hilbert, que Von Neumann a introduit en mécanique quantique.

1056.

Elle passe par les Ehrenfest (aux Pays-Bas à cette époque), David Hilbert et son centre de recherche à Göttingen, où Von Neumann a travaillé avant d’aller à Princeton.

1057.

Birkhoff sous-entend qu’il a même déjà abordé ce problème de dynamique dix ans auparavant : "The method of proof is one which I tried to use nearly ten years ago in order to show that there was some uniformity of recurrence when there was merely regional transitivity", [BIRKHOFF, G.D., 1931a], p. 651.

1058.

Le résultat est le suivant : "if tn denotes time of the nth crossing of σ by a trajectory which issues from a point P of σ, then we have, for a certain constant τ : lim tn(P)/n= τ for all points P save those which belong to a set of measure 0.", [BIRKHOFF, G.D., 1931a], p. 651 : σ est une sorte de section transverse.

1059.

"[…] any measurable set of complete trajectories in M has either the measure 0 or V, where V is the total volume of M.", [BIRKHOFF, G.D., 1931a], p. 651.

1060.

Birkhoff le discute, en présente la "signification" et s’inscrit dans la perspective de Poincaré ; c’est une habitude chez Birkhoff. [BIRKHOFF, G.D., 1931a], p. 651.

1061.

Il suffit de lire l’énoncé du résultat dans la note 1058, p. 453.

1062.

"[…] there is a definite ‘time probability’ p that any moving point, excepting those of a set of measure 0, will lie in a region v ;", [BIRKHOFF, G.D., 1931b], p. 660 (en italique dans le texte).

1063.

"On October 22, 1931, M. v. Neumann communicated personnaly to the authors of this note his results on the Mean Ergodic Theorem", [BIRKHOFF, G.D., KOOPMAN, B.O., 1932], p. 281. Morse le présente aussi dans sa biographie de Birkhoff [MORSE, M., 1968], p. xli. On peut lire également [BIRKHOFF, G.D., 1932b], p. 366, et son texte original : [BIRKHOFF, G.D., 1931a], p. 651.

1064.

[VON NEUMANN, J., 1932], p. 70. Von Neumann fait état d’une conversation au printemps 1930 avec Koopman, au sujet de l’application de son théorème dans le cadre d’un théorème ergodique. (Ibid., p. 71).

1065.

Il suffit de rappeler le titre de sa thèse, de 1926, pour comprendre qu’il suit la voie du maître : "On the rejection to infinity and exterior motion in the restricted problem of the three bodies".

1066.

[KOOPMAN, B.O., 1931]. Plus précisément, il a démontré le résultat suivant : un système conservatif T t sur M, avec une mesure invariante sur M, peut être représenté par une famille de transformations (unitaires) d’un espace de Hilbert. Outre qu’il ouvre une perspective intéressante dans l’étude des systèmes dynamiques, cette opération a été utilisée par Von Neumann dans son théorème.