De la Mécanique statistique à la théorie des probabilités

Dans un premier temps on peut dire que toute la théorie des probabilités a été stimulée par les besoins de la Mécanique statistique. Cette dernière pose les questions, incite au développement d’une véritable théorie des processus aléatoires et interroge sur le principe ergodique, avec les Ehrenfest. De Boltzmann, en 1872, qui avait introduit les probabilités pour les besoins de sa théorie, aux réflexions de Borel, et à la théorisation du mouvement brownien, c’est dans l’élan de la Mécanique statistique que les recherches sont menées. Dans les années 1930, en parallèle à Hopf, il paraît donc assez naturel que la théorie ergodique rétroagisse sur la théorie des probabilités.

En particulier, comme J. Von Plato 1092 l’explique, les notions simples comme le "presque partout" des raisonnements de théorie des probabilités émanent vraisemblablement des théorèmes ergodiques. En effet, le théorème de récurrence de Poincaré avait proposé un résultat valable pour la "majorité" des trajectoires d’un certain problème. Avec Von Neumann et Birkhoff, la théorie de la mesure a pénétré la théorie des systèmes dynamiques, en systématisant la notion de "majorité" grâce à celles de "presque partout" et de propriétés valables "sauf pour un ensemble de mesure nulle".

Le contexte dans lequel Kolmogorov façonne sa théorie des probabilités est également imprégné de ces interfécondations. Le premier et le meilleur exemple est le travail produit par le mathématicien Alexander Khinchin (1894-1959), élève de N. Lusin et collègue de Kolmogorov. Il participe, en effet, au développement de la théorie ergodique, à la fois dans la voie initiée par Von Neumann et Birkhoff 1093 (dès 1932) et dans une direction très peu abordée aux Etats-Unis, les probabilités. Khinchin a déjà une longue expérience dans le calcul des probabilités, au sujet des lois asymptotiques en particulier, et il investit les théorèmes ergodiques dans ces problèmes, après les avoir reformulés lui-même 1094 .

Khinchin introduit même une version probabiliste du théorème ergodique de Birkhoff 1095  : il ne suppose plus de relations déterministes entre les états successifs, comme c’est le cas en Mécanique classique, ce qui permet d’étendre des raisonnements lorsque la Mécanique classique n’est plus utilisable. Son célèbre opuscule de 1949 sur les Fondements mathématiques de la Mécanique statistique 1096 , montre que Khinchin est résolument orienté vers l’utilisation des méthodes générales du calcul des probabilités, dont il fait la preuve de la fécondité. Il est clair que Khinchin s’est progressivement détaché des considérations de théorie ergodique de 1932 ; il est peut-être plus juste de penser que son intérêt pour l’ergodicité s’est fondu dans les problèmes de la théorie des probabilités.

Le cadre de l’école de Kolmogorov et de l’axiomatisation de la théorie des probabilités est très propice à ces interrogations. Kolmogorov produit lui aussi une démonstration simplifiée du théorème ergodique de Birkhoff en 1937, de même que Stepanoff, un autre étudiant de Lusin, à Moscou, s’intéresse aux prolongements du théorème ergodique en Mécanique 1097 . Avec Nemytskii, Stepanoff rédigera d’ailleurs l’ouvrage très connu sur la théorie qualitative des équations différentielles, dont la moitié est consacrée à la théorie ergodique 1098 .

Enfin, Kryloff et Bogoliuboff, à Kiev, contribuent à la théorie ergodique dans sa version mécanique et probabiliste 1099 . Leur long article "La théorie générale de la mesure dans son application à l'étude de la dynamique des systèmes de la Mécanique non linéaire" 1100 n’a pas été souvent ni remarqué, ni commenté. Pourtant il contient une innovation très importante, sur le plan mathématique : alors que l’étude des propriétés ergodiques des systèmes de la dynamique présuppose la donnée d’une mesure invariante, Kryloff et Bogoliuboff proposent la construction d’une telle mesure invariante, pour une vaste classe de systèmes 1101 .

A un niveau international, le processus de mathématisation de la théorie ergodique parvient donc, à la fin des années 1930, à un état très avancé. La théorie ergodique s’était déjà affranchie de ses interrogations de Mécanique statistique ; elle s’est maintenant détachée des considérations de la Mécanique, pour travailler au développement des probabilités. La théorie de la mesure se trouve au coeur du dispositif mathématique et permet de naviguer entre mécanique et probabilités. L’hypothèse ergodique est devenue l’hypothèse de transitivité métrique, construite sur la théorie de la mesure et Hopf a proposé une alternative, le mélange.

Les conséquences immédiates de cette évolution sont nombreuses. Nous avons par exemple mentionné la reformulation par Khinchin des fondements de la Mécanique statistique, sous forme de théorie des probabilités. Aux Etats-Unis, l’ergodicité n’est plus non plus limitée aux systèmes mécaniques et les deux mathématiciens John Oxtoby et Stanislaw Ulam montrent, en 1941, un résultat très important : comme l’avaient pressentis Birkhoff et Hopf, la transitivité métrique est une propriété partagée par une "majorité" des systèmes 1102 . L’hypothèse de transitivité métrique est accréditée par ce résultat obtenu, d’ailleurs, à Harvard, en collaboration régulière avec Birkhoff.

Notes
1092.

Nous renvoyons à l’ouvrage de J. Von Plato sur l’histoire des probabilités [VON PLATO, J., 1994] ainsi qu’au compte rendu de G. Shafer, [SHAFER, G., 1998], p. 419.

1093.

Indépendamment de Hopf, Khinchine reformule les deux théorèmes ergodiques dans une version approchante : [KHINCHIN, A.I., 1932].

1094.

Pour aboutir notamment à une théorie des corrélations des processus stationnaires : [KHINCHIN, A.I., 1934].

1095.

Dans [KHINCHIN, A.I., 1933], un court texte publié à l’occasion du 50ème anniversaire du mathématicien et probabiliste Richard von Mises, éditeur de la revue où l’article est publié : Zeitschrift fïr Angewandte Mathematik und Mechanik.

1096.

Mathematical Foundations of Statistical Mechanics, publié en russe en 1943 et traduit en 1949 : [KHINCHIN, A.I., 1949].

1097.

[KOLMOGOROV, A.N., 1937] et [STEPANOFF, V.V., 1936] (publié en français).

1098.

La traduction anglaise a été réalisée en 1960, mais l’ouvrage date de 1949 : [NEMYTSKII, V.V., STEPANOFF, V.V., 1960]. Il a servi d’ouvrage de référence à E. Lorenz notamment dans les aspects mathématiques de ses études sur les instabilités météorologiques (cf. p. 601).

1099.

Les aspects probabilistes sont certainement plus anecdotiques qu’à Moscou, dans cette école de mécanique non linéaire. On relèvera tout de même la courte note : "Les propriétés ergodiques des suites de probabilités en chaîne", [KRYLOV, N.M., BOGOLIUBOV, N.N., 1937b].

1100.

[KRYLOV, N.M., BOGOLIUBOV, N.N., 1937a]. On peut consulter les notes plus courtes : [KRYLOV, N.M., BOGOLIUBOV, N.N., 1935 / 1936].

1101.

Les systèmes dont l’espace des phases est métrique, compact.

1102.

[OXTOBY, J., ULAM, S., 1941].