Les fondements de la physique statistique

Sa monographie, inachevée, de 1947, The foundations of statistical physics 1123 , nous permet d’esquisser les principales perspectives adoptées par Krylov dans son projet général. Il a un leitmotiv : il n’est pas possible de donner des fondements à la Mécanique statistique, sans adjoindre à la Mécanique classique des notions probabilistes (il ajoute que la Mécanique quantique ne suffit pas non plus).

Krylov définit tout d’abord un certain nombre de propriétés préalables à toute tentative de fonder la Mécanique statistique. Pour les déterminer il dit procéder de l’expérience, qui constitue son seul guide 1124 . Contrairement aux essais contemporains, plus mathématiques, de fonder la Mécanique statistique avec la théorie ergodique, Krylov a une démarche résolument empiriste. Trois points forment la base dégagée par Krylov. Tout d’abord, lors de la mesure d’une quantité physique caractérisant un système, l’égalité des moyennes spatiales et temporelles, autrement dit une certaine ergodicité, existe pour ce système. Deuxièmement, appuyé par ses études antérieures, il réaffirme l’importance des processus de relaxation, en temps fini. Enfin, il insiste sur le caractère probabiliste des mesures effectuées sur un système : des mesures après le temps de relaxation, ou une série de mesures consécutives de quantités physiques ne peuvent être décrites que dans un schéma probabiliste.

‘"On devrait souligner que le caractère probabiliste des séries de mesures obtenues est […] un fait expérimental absolument fiable, non moins fiable que le caractère probabiliste des séries de tests obtenus dans tout autre application, aussi bien fondée soit-elle, de la théorie des probabilités. Les séries de résultats obtenues par de telles mesures ont, par conséquent, une propriété commune à tous les objets probabilistes – la non-existence d’un algorithme quelqu’il soit qui pourrait déterminer le résultat des mesures successives. Une formule, aussi complexe soit-elle, ne peut pas en principe décrire les changements successifs des mesures quantitatives qui sont gouvernées par la loi de probabilité de la distribution de la propriété." 1125

Pour Krylov, le point d’achoppement des justifications de la Mécanique classique est le fait que lorsqu’un système "se déplace selon une trajectoire définie décrite par des équations différentielles, les résultats de mesures, au moins en principe, doivent avoir un algorithme" 1126 . En d’autres termes, la Mécanique classique ne peut pas générer une série aléatoire de mesures au sens où le hasard est caractérisé comme l’absence d’algorithme descriptif.

Dans ses arguments, Krylov admet un bémol à ces considérations :

‘"[…] bien que le comportement de la trajectoire d’un système statistique dans l’espace des phases puisse être décrit par les moyens d’un algorithme, la description est si complexe, due à l’extrême complexité et ‘complication’ de la trajectoire, que même sur des périodes de temps très longues (qui peuvent être définies plus précisément, par exemple par comparaison au temps de récurrence) elle imite le comportement de quantités distribuées selon les lois du hasard." 1127

Il est difficile de préciser s’il y a une allusion (à Poincaré ?) au sujet de cette "complexité" et nous nous garderons donc de toute interprétation. Nous dirons simplement que, pour Krylov, cela est encore insuffisant, car ce sont des descriptions valables pour un intervalle de temps donné, qui ne pourraient pas être appliquées aux phénomènes de fluctuations ou de mouvement brownien, sans conduire à des conclusions erronées.

Ces quelques éléments montrent l’importance, dans les conceptions de Krylov, de la réflexion sur la notion de hasard, sur les probabilités et leur place dans la théorie physique. La caractérisation du hasard suggérée par Krylov est étonnante, d’autant plus qu’elle correspond à des notions développées plus tard sous le terme de complexité algorithmique. Dans ce cadre, les affirmations de Krylov seront un peu tempérées. Ce passage est aussi caractéristique des argumentations de Krylov, où la physique côtoie la philosophie, où l’ontologique est mélangé à l’épistémique, pour reprendre Diner 1128 . Il suffit de voir comment Krylov introduit au milieu de la discussion de la caractérisation du hasard, son adhésion à une vision fréquentiste des probabilités 1129 , mise en relation avec les possibilités d’expérimenter les systèmes physiques.

L’interrogation sur les probabilités et l’importance des concepts probabilistes interviennent à plusieurs autres niveaux dans les développements théoriques de Krylov, notamment au sujet de la notion de mélange. Cette notion est destinée à occuper la place centrale du dispositif théorique. Selon Krylov, elle a plusieurs atouts. Le mélange permet de justifier l’introduction des lois probabilistes en Mécanique statistique et d‘expliquer théoriquement le phénomène de relaxation (en temps fini) 1130 . Deuxièmement, dans le bref historique qu’il propose, Krylov rappelle que le mélange avait été évoqué d’abord par Gibbs, qui l’a introduit pour une discussion de l’irréversibilité, puis par Poincaré : Krylov affirme que Poincaré "a insisté particulièrement sur son importance dans l’utilisation des notions probabilistes" 1131 . Ce qui semble conforter la place qu’il donne lui-même au concept de mélange. Enfin, la généralité et l’importance de l’instabilité mécanique, comme il l’a montré dans sa thèse, laisse imaginer que les comportements mélangeants sont répandus parmi les systèmes physiques.

Toutefois, considérant que la Mécanique ne saurait légitimer à elle seule les lois de probabilités, le mélange reste insuffisant pour fonder la physique statistique. Le second, et dernier, chapitre rédigé dans son opuscule, tend à montrer que la Mécanique quantique non plus ne suffit pas. La mort prématurée de Krylov aura laissé le cadre théorique malheureusement inachevé sur ces points. Nous nous contenterons des propos de Migdal et Fock répercutant les opinions de Krylov dans l’introduction de l’ouvrage. En substance, ils affirment que Krylov concevait la théorie de cette manière :

‘"Il peut ainsi être supposé qu’entre une caractéristique macroscopique et une description microscopique habituelle, il y a une sorte de complémentarité similaire à celle qui, selon la mécanique quantique, survient dans le cas d’une description classique. Il est impossible de spécifier très minutieusement la situation précise d’un système dans la région de l’espace des phases délimitée par l’état macroscopique sans perturber les caractéristiques macroscopiques du système. Un état macroscopique ne peut pas être déterminé plus précisément qu’une certaine région minimale." 1132

Cette idée de complémentarité entre les descriptions microscopiques et macroscopiques, couplée au caractère mélangeant, donne les lois probabilistes attendues en Mécanique statistique, contournant la première difficulté du problème des fondements. On peut voir cela comme le résultat des interactions, impossibles à éliminer, entre l’observateur et le système préparé. Toujours est-il que, comme le remarque Diner 1133 , il ne faut peut-être pas s’étonner de cette solution, car Krylov est l’élève de Fock, adepte de la complémentarité en Mécanique quantique.

Malgré une courte vie scientifique, la réflexion produite par Krylov impressionne. Elle est également fortement emprunte du contexte des années 1940. La théorie des probabilités, les notions d’ergodicité ont déjà pris leur plein essor et Krylov profite de nombreux acquis mathématiques ; il bénéficie également des renouvellements des conceptions sur le hasard promues par la Mécanique quantique, au sens où les débats sur la place des probabilités en physique sont plus ouverts qu’à la fin du XIXème siècle. Avant tout, Krylov fait fructifier les théories mathématiques dans une théorie physique : il est surtout un des rares (peut-être le seul) physicien à orienter ces considérations mathématiques vers la physique. Ainsi, il propose de fonder la Mécanique statistique sur trois conceptions essentielles, intimement mêlées : l’instabilité, le mélange et une "complémentarité" microscopique / macroscopique pour avoir des lois de probabilité pleinement justifiées. En conséquence de sa démarche d’analyse, l’instabilité acquiert un statut nouveau, en passant d’une propriété des flots géodésiques à une caractéristique concevable pour un plus vaste ensemble de systèmes physiques. Krylov donne un moyen de l’analyser, mais, mort prématurément, il n’a pas précisé tout son cadre d’analyse, et notamment les conditions dans lesquelles l’instabilité conduit au mélange.

Notes
1123.

[KRYLOV, N.S., 1979], p. 3-182. Il n’a eu le temps de rédiger que deux chapitres.

1124.

Krylov défend, en le détaillant, son point de vue dans les premiers paragraphes de son ouvrage, cf. [KRYLOV, N.S., 1979], p. 9.

1125.

"It should be stressed that the probabilistic character of the series of measurements obtained is [...] an absolutely reliable experimental fact, no less reliable than the probabilistic character of the series of tests obtained in any other, however well founded, application of probability theory. The series of results obtained by such measurements have, in consequence, a property common to all probabilistic objects- the non-existence of any algorithm that could determine the results of successive measurements. A formula, however complex, cannot in principle describe the successive changes in quantity measurements that are governed by the probabilistic law of the property distribution", [KRYLOV, N.S., 1979], p. 8.

1126.

"[…] the system under consideration moves along a definite trajectory described by differential equations, all measurement results, at least in principle, must have an algorithm.", [KRYLOV, N.S., 1979], p. 51 (en italique dans le texte).

1127.

"[…] although the behavior of the phase trajectory of a statistical system can be described by means of an algorith (sic), the description is so complex, due to the extreme complexity and ‘intricacy’ of the phase trajectory, that even over very long periods of time (that can be defined more accurately, for example by comparison to the recurrent time) it imitates the behavior of quantities distributed according to the laws of chance.", [KRYLOV, N.S., 1979], p. 52.

1128.

[DINER, S., 1992], p. 348. Nous nous référerons ici au passage : [KRYLOV, N.S., 1979], p. 49-55, mais l’ouvrage de Krylov dans son ensemble alterne entre ces considérations philosophiques, épistémologiques et physiques.

1129.

Voir le paragraphe 10, [KRYLOV, N.S., 1979], p. 53-54, et [KRYLOV, N.S., 1979], p. 96 : "To use the concept of probability it is necessary that it should be possible, as a matter of principle, to reproduce those homogeneous test conditions a limitless number of times [...] the application of the concept of probability, meaningless with respect to one experiment, requires an unlimited repetitions of the tests and, consequently, unlimited reproductions of the test conditions [...]".

1130.

"Thus, the process of mixing is indispensable in order for the relaxation of physical systems to exist, that is, to make possible the existence of a probabilistic law of the distribution of the states that is independent of the initial state and is determined by the fluctuation formula.", [KRYLOV, N.S., 1979], p. 19 (en italique dans le texte).

1131.

Poincaré "laid particular stress on its importance in the use of probabilistic notions", [KRYLOV, N.S., 1979], p. 17.

1132.

"It can therefore be assumed that between a macroscopic characteristic and a usual microscopic description there is a kind of complementarity similar to the one that, according to quantum mechanics, arises in the case of a classical description. It is impossible to specify too minutely the more precise location of a system within the phase region delimited by the macroscopic state without disturbing the macroscopic characteristics of the system. A macroscopic state cannot be determined any more precisely than a certain minimal region", [KRYLOV, N.S., 1979], p. xxi.

1133.

[DINER, S., 1992], p. 348.