Les C-systèmes, l’instabilité et la Mécanique Statistique

Au cours des années 1960, une nouvelle classe vient enrichir le tableau des comportements ergodiques et stochastiques, les "C-systèmes". Elle est construite par Dmitri Anosov, un élève de Pontryaguin et membre du groupe de mathématiciens entourant Kolmogorov à Moscou, incluant V. Arnold et Y. Sinaï 1149 . Ce sont des spécialistes de mathématiques des systèmes dynamiques, intéressés aux problèmes de la théorie ergodique et aux questions plus proches de la physique.

Anosov a défini, de manière axiomatique, la "condition C" qui donnera son nom à cette classe générale de systèmes structurellement stables et aux propriétés stochastiques (Smale, en reprenant cette notion, les appelle les flots d’Anosov). Quelques mots d’Arnold et Avez suffisent à faire comprendre les propriétés de ces systèmes. Il s’agit

‘"d’une classe de systèmes dynamiques classiques aux propriétés essentiellement stochastiques [...] Les orbites des C-systèmes sont très instables : deux orbites, correspondant à des conditions initiales voisines, s’écartent l’une de l’autre de façon exponentielle. Cette propriété entraîne l’indépendance asymptotique du futur et du passé : les C-automorphismes sont ergodiques, ‘mixing’, ont un spectre de Lebesgue infini et une entropie positive. En un mot ce sont les (sic) K-systèmes.’ ‘Les C-systèmes forment un ouvert dans l’espace des systèmes dynamiques classiques. Par conséquent, tout système suffisamment voisin d’un C-système a les mêmes propriétés stochastiques." 1150

Le rôle attribué à l’instabilité dans cette notion mérite d’être bien indiqué. En premier lieu, l’instabilité inscrite dans ces systèmes est héritée de l’étude des flots de géodésiques sur les surfaces à courbure négative : ce flot géodésique est en quelque sorte le prototype des C-systèmes. Ainsi, lorsque Anosov prouve l’ergodicité des C-systèmes 1151 , il raisonne d’abord sur les flots géodésiques avant d’étendre la démonstration valable pour le prototype. En réalité, l’ergodicité des C-systèmes est à relier aux propriétés données par Hopf et Hedlund en 1939 1152  ; l’instabilité s’inscrit dans la perspective des résultats d’Hadamard et de Krylov. Le commentaire de Krylov présentant le flot géodésique comme une méthode générale pour étudier l’instabilité prend tout son sens à travers les propositions d’Anosov.

Par ailleurs, dans les systèmes d’Anosov l’instabilité est fondamentalement inscrite à la base du comportement et n’est pas seulement une propriété parmi d’autres. Krylov cherchait dans l’instabilité mécanique une condition pour avoir des propriétés de mélange en Mécanique statistique ; ici, les propriétés d’instabilité sont supposées et les conséquences en terme d’ergodicité sont évaluées. Le changement proposé par Anosov est plus qu’une inversion de perspective, car l’instabilité trouve une "vraie" place grâce à une double propriété remarquable : les C-systèmes ont des trajectoires instables, localement, mais ils sont structurellement stables. Autrement dit, leur instabilité n’est pas rédhibitoire, ni incompatible avec un comportement "réel" et ces systèmes peuvent modéliser des systèmes physiques.

Cette systématisation de l’instabilité, de la divergence exponentielle des trajectoires voisines, est un changement important, résultat d’une évolution sur le long terme et d’une maturation dans un contexte de physique-mathématique en URSS. C’est un des aspects les plus visibles de l’importante culture de la stochasticité qui se développe depuis les années 1930. La théorie hyperbolique de Smale, inspirée par la notion de C-système, trouve également une racine dans ce contexte (les propositions de Smale soulignent d’ailleurs l’importance de la stabilité structurelle de ces systèmes).

Les prolongements de Ya. Sinaï sont tout autant significatifs 1153 . Dans ces années 1960 son résultat le plus marquant concerne les propriétés des billards. Le gaz de sphères dures, en collisions élastiques, dans une boîte parallélépipédique aux bords rigides est un modèle particulier de billard (Arnold et Avez l’appelle gaz de Boltzmann-Gibbs). En 1963, Sinaï a montré que ce billard est ergodique sur les surfaces de niveau d’énergie, assurant ainsi une première démonstration mathématique de l’"hypothèse ergodique" sur un modèle physique 1154 . En 1970, Sinaï a prouvé plus généralement qu’une catégorie de billards, dont la figure ci-dessous montre deux représentants, sont des K-systèmes. Nous soulignerons simplement qu’une fois de plus les méthodes employées par Hopf ont été adaptées et que sa démonstration repose sur la propriété de divergence exponentielle des trajectoires voisines.

Notes
1149.

Il s’agit du groupe à propos duquel Smale est si élogieux. Cf. chapitre 6, p. 425.

1150.

[ARNOLD, V., AVEZ, A., 1967], p. 45 (nous mettons en évidence).

1151.

[ANOSOV, D.V., 1963].

1152.

Cf. p. 462.

1153.

En parallèle aux études des billards, Sinaï a montré que les C-difféomorphismes sont des K-systèmes, cf. [ARNOLD, V., AVEZ, A., 1967], p. 64.

1154.

L’annonce de la preuve est publiée dans [SINAI, Y., 1963] ; voir également [ARNOLD, V., AVEZ, A., 1967], p. 65-67. Ici l’hypothèse ergodique s’entend au sens de la transitivité métrique.