Bilan : la stochasticité dans les années 1960, en URSS

Le théorème KAM et les conceptions sur l’instabilité induisent un renouvellement thématique important et un regard neuf sur les rapports entre stabilité et instabilité. Avec Krylov l’instabilité s’est introduite au cœur de la physique statistique, puis des mathématiques des systèmes dynamiques. Avec Kolmogorov les systèmes mécaniques peuvent mélanger intimement les comportements stables et instables. La perception des vieilles dichotomies stabilité / instabilité et ordre / désordre est en voie de réévaluation.

Plus philosophiquement, ce sont les rapports entre le hasard et le déterminisme qui sont interrogés. La stochasticité, qui peut prendre diverses formes, se situe entre les deux pôles. La définition la plus simple que l’on puisse en donner serait : phénomène qui a les propriétés du hasard. Ce qui signifie qu’elle repose sur une notion de hasard et ne se confond pas avec ce hasard. Pour reprendre S. Diner, à la fin des années 1960, il se dégage l’idée qu’un mouvement qui possède la propriété de mélange est un vrai processus aléatoire, qui mérite le nom de stochastique. Dans sa thèse en 1969, Chirikov pensait la stochasticité comme une combinaison de propriétés d’ergodicité, de mélange et d’entropie positive 1173 . En 1979, Chirikov singularise la propriété d’instabilité locale des comportements stochastiques, dont découle la propriété de mélange 1174 . Dans tous les cas, la stochasticité repose sur un mécanisme : les propriétés choisies pour la définition, ainsi que les moyens des systèmes dynamiques mis en œuvre pour étudier la stochasticité traduisent une adhésion à une forme assouplie de mécanisme. Avec Diner, il nous paraît pertinent de s’interroger sur l’importance de l’idéologie matérialiste dominant la culture soviétique pour expliquer l’orientation vers cette forme de mécanisme 1175 .

En définitive, la notion de stochasticité est très difficile à positionner entre hasard et déterminisme : peut-être ces catégories sont-elles simplement inadéquates. La stochasticité se définit dans une interaction de mathématique et de physique ; ici également la distinction est peut être trop rigide pour rendre compte de la pensée et de la pratique de la stochasticité. Etant donné que ces interrogations sur la stochasticité filtrent dans le domaine du chaos, il n’est pas étonnant de retrouver ces problèmes épistémologiques au niveau des conceptions du chaos.

Enfin, avec les nouvelles considérations relatives au hasard, la stochasticité évolue encore. A la confluence de la théorie des systèmes dynamiques, de la théorie de l’information et de la logique, Kolmogorov développe l’idée de complexité algorithmique 1176 . Schématiquement, la complexité d’un algorithme de calcul est définie par la quantité d’information nécessaire pour obtenir le résultat du calcul selon cet algorithme. Une suite de nombres est considérée comme aléatoire lorsqu’il n’existe aucun algorithme plus simple que celui qui donne les valeurs successives de la suite. Un phénomène aléatoire est ainsi un phénomène qui n’admet pas de description globale condensée, pour lequel il n’existe pas de prédiction algorithmique. Cette notion, dont on a vu une esquisse chez Krylov lorsqu’il se lance à définir une notion de hasard 1177 , s’inscrit elle-même dans la culture de la stochasticité. Dans tous les cas, la complexité algorithmique oblige à repenser la prédiction dans les systèmes dynamiques.

Ces nuances montrent qu’il existe une continuité épistémologique dans les interrogations sur la stochasticité et les notions de chaos, qui ne se limite pas aux débats relatifs à l’instabilité. L’ergodicité et la composante dynamique, présentes dans l’évolution de la notion de stochasticité, trouvent des prolongements dans le champ du chaos, comme les textes de Chirikov et Helleman nous l’ont montré. Par delà le rapprochement initié en 1980, il existe une véritable continuité historique entre la stochasticité et le chaos ; c’est ce que nous allons voir en nous intéressant à la percée lente et progressive de la stochasticité, hors d’URSS.

Notes
1173.

Nous citons S. Diner dans [DINER, S., 1992], p. 350.

1174.

Voir l’analyse du texte de Chirikov au chapitre 3, page 211.

1175.

[DINER, S., 1992], p. 367. Tout ce contexte soviétique mériterait une analyse historique et épistémologique approfondie. Reconnaissons que Diner (qui est un physicien) est le seul à donner quelques indications sur ce sujet. Il s’est livré à l’exercice d’analyse de quelques travaux intéressants, mais souvent publiés en russe. Diner a également développé sa propre interprétation philosophique de la stochasticité et admet en particulier que ce "néo-mécanisme correspond à un changement total de point de vue, responsable d’une approche réaliste (ontologique) de l’aléatoire, des probabilités et de la mécanique statistique." (Ibid., p. 367).

1176.

Trois autres scientifiques, le mathématicien américain Ray J. Solomonoff (entre 1960-64), le mathématicien suédois Per Martin-Löf et le mathématicien américain Gregory Chaitin (en 1965) développeront des idées parallèles, dans des contextes différents. Dans le cas de l’URSS, Kolmogorov avait déjà publié en 1958 un article sur la définition d’algorithme ; sa théorie de la complexité est publiée en 1965. Nous renvoyons au chapitre 9 de [SEGAL, J., 1998], p. 592-605, et [DINER, S., 1992], p. 363-6.

1177.

De la lecture des traductions des textes de Kolmogorov sur le sujet, il ne nous ait pas apparu qu’il se soit inspiré de l’idée de Krylov. La complexité algorithmique a des racines plus diverses dans les préoccupations de Kolmogorov.