L’expérience FPU

Après leur intervention dans le projet Manhattan, Enrico Fermi et Stanislaw Ulam continuent de fréquenter le laboratoire de Los Alamos, où les recherches scientifiques pour la construction de la bombe atomique ont été réalisées 1178 . A la sortie de la seconde guerre mondiale des machines à calculer électroniques y sont disponibles et leurs potentialités pour explorer les problèmes scientifiques intéressent vivement le physicien Fermi et le mathématicien Ulam 1179 . Ils entreprennent ainsi un "travail heuristique" 1180 sur des problèmes non linéaires de la physique et la question de l’ergodicité est retenue. D’une part Fermi considérait que les futures théories physiques impliqueraient les phénomènes non linéaires 1181 et, en 1923, il s’était déjà intéressé à l’hypothèse quasi-ergodique 1182  ; d’autre part, rappelons qu’Ulam a lui même contribué à l’aspect mathématique de la théorie ergodique, en montrant que la transitivité métrique est largement "répandue" 1183 .

Entre 1953 et 1955 (après la mort de Fermi) ils réalisent leur série d’expériences numériques sur la machine MANIAC avec leur collaborateur John Pasta, dans l’idée d’étudier la répartition de l’énergie sur les différents modes de vibration d’un modèle de corde vibrante, fixée à ses extrémités. Elles visaient à observer "les taux de mélange et de ‘thermalisation’" 1184 du système.

Pour le traitement numérique, le système est modélisé par un ensemble linéaire de 64 particules ; les forces agissant entre particules voisines possèdent un terme linéaire et un terme d’ordre supérieur (carré ou cubique par exemple). Les équations exploitées sont du type :

x i =(x i+1 +x i-1 -2x i )+ α [(x i+1 -x i )²-(x i -x i-1 )²]

ou encore

x i =(x i+1 +x i-1 -2x i )+ β [(x i+1 -x i ) 3 -(x i -x i-1 ) 3 ]

Avec i=1, 2,...64, α et β des constantes

Contrairement au comportement attendu, le système n’atteint pas un état d’équipartition de l’énergie et il "ne montre certainement pas qu’il est mélangeant" 1185 . Fermi pensait qu’il s’agissait d’une "petite découverte" indiquant que "les croyances dominantes en l’universalité du "mélange et thermalisation" dans les systèmes non linéaires ne sont peut-être pas toujours justifiées" 1186 . Nous verrons que ces croyances étaient effectivement assez répandues.

En 1954, l’année même où Kolmogorov introduit ses nuances sur l’ergodicité des systèmes classiques, l’expérience de Fermi, Pasta et Ulam révèle donc la complexité des comportements non linéaires et une surprise quant à leurs propriétés d’ergodicité. Ce sont deux aspects d’une même remise en cause des idées un peu "naïves" sur l’ergodicité des systèmes mécaniques. Cependant, les considérations de Kolmogorov sont très générales alors que les expériences numériques ne concernent qu’un nombre limité de modèles physiques, simples. Le travail de Joseph Ford en particulier contribuera à rapprocher ces deux perspectives et à mettre toujours plus en question les conceptions de la physique.

Notes
1178.

Le projet Manhattan est le nom donné au projet de construction de la bombe atomique américaine pendant la seconde guerre mondiale. Ulam participera en outre au projet de bombe H, dont il est même considéré comme un des pères, avec Edward Teller.

1179.

Nous verrons au chapitre 9 quel usage étendu Ulam en fera pour les mathématiques, en définissant une pratique d’"expériences mathématiques".

1180.

"We decided to try a selection of problems for heuristic work where in absence of closed analytic solutions experimental work on a computing machine would perhaps contribute to the understanding of properties of solutions. This could be particularly fruitful for problems involving the asymptotic – long time or "in the large" behavior of non-linear physical systems", [ULAM, S., 1974], p. 490.

1181.

Ulam le présente ainsi dans la note introductive au résultat des expériences numériques, dans [ULAM, S., 1974], p. 490.

1182.

Fermi a publié ses réflexions sur le sujet dans [FERMI, E., 1923]. Pour une rapide analyse de cette contribution, nous renvoyons page 499.

1183.

Ulam a produit ce résultat avec Oxtoby lorsqu’ils étaient à Harvard (cf. p. 466).

1184.

"The motivation then was to observe the rates of mixing and ‘thermalization’ with the hope that the calculationnal results would provide hints for a future theory", [ULAM, S., 1974], p. 490. (en italique dans le texte).

1185.

"the systems certainly do not show mixing", [ULAM, S., 1974], p. 499.

1186.

"He expressed to me the opinion that they really constituted a little discovery in providing intimations that the prevalent beliefs in the universality of "mixing and thermalization" in non-linear systems may not be always justified.", [ULAM, S., 1974], p. 490.