Les convictions de Brillouin

Les conceptions du physicien français Léon Brillouin (1889-1969) se fondent sur une interprétation un peu différente du même théorème de Poincaré. Brillouin insiste plus sur l’instabilité en Mécanique que sur l’ergodicité, et il cherche surtout des arguments en faveur de ses convictions indéterministes. Ainsi dans toute la seconde (et dernière) partie de son ouvrage Scientific Uncertainty and Information il développe son idée que la Mécanique classique n’est pas rigoureusement déterministe et la même année 1964, il rédige l’article "Indéterminisme dans la Mécanique rationnelle et rôle des discontinuités de Poincaré" 1197 .

Pour Brillouin, le théorème de Poincaré a été trop longtemps déconsidéré, alors qu’il a des conséquences importantes. Une interprétation mathématique d’abord, physique ensuite, conduit Brillouin à ses conclusions :

‘"L’absence de convergence uniforme a pour résultat la possibilité de discontinuités. La solution du problème peut changer brusquement de caractère pour une variation infime du paramètre considéré.’ ‘Il est évident qu’une discontinuité de ce genre correspond à une instabilité pratique. Il est physiquement impossible de mesurer rigoureusement tous les paramètres qui définissent le système. [...] Dans ces conditions, l’instabilité signalée plus haut correspond à l’absence de réponse dans la théorie" 1198

Reprenant un exemple de Borel, Brillouin signale qu’une moindre perturbation suffit à rendre impossible la prédiction sur un gaz de molécules au-delà d’une fraction de seconde et il affirme : "L’exemple choisi par Borel lui fournit une excellente justification des méthodes statistiques de Boltzmann" 1199 . En un sens l’instabilité est la meilleure justification de l’ergodicité des systèmes de la physique.

De manière plus générale, Brillouin considère que l’instabilité, résultat des discontinuités de Poincaré, se produit à cause des résonances, c’est-à-dire une relation (du type Σ n k .w k = 0) entre les fréquences données par la méthode de Hamilton-Jacobi.

‘"On a cru pouvoir escamoter la difficulté en disant que tout irait bien, pourvu que les fréquences vk soient incommensurables. Mais cette réponse est inacceptable dans un problème physique réel, où toutes les quantités (y compris les vk) ne sont définies qu’avec certaines erreurs possibles Δvk, de sorte que le terme ‘incommensurable’ n’a aucun sens." 1200

Pour des raisons internes à la mécanique (résonances) et des contingences de la physique (conditions initiales non connues exactement), "la prédiction est réellement impossible" 1201 et l’instabilité condamne la Mécanique rationnelle à l’indéterminisme. Les arguments de Brillouin rappellent les débats de la fin du XIXème siècle, mais ses conclusions sont inverses des propos de Duhem par exemple : l’instabilité de la mécanique n’est pas un résultat "inutile aux physiciens", mais elle est irrémédiable et confine à accepter un certain indéterminisme, au sens de l’impossibilité de faire des prédictions effectives. Pour Brillouin cette impossibilité est inéluctable, alors qu’avec Duhem il convenait simplement d’évincer ces cas particuliers de la théorie physique.

Par ailleurs, Brillouin correspond avec les plus grands physiciens de sa génération et depuis 1958 il diffuse ses idées (et le théorème de Poincaré) en direction de ses connaissances. Erwin Schrödinger et Dennis Gabor sont les deux physiciens qui ont réagi avec le plus d’enthousiasme à ses propositions 1202 . Cependant, comme pour les conceptions de Fermi, les idées de Brillouin concernant la Mécanique statistique vont buter sur les nouvelles théories ergodiques.

Notes
1197.

Il s’agit respectivement de [BRILLOUIN, L., 1964a] et [BRILLOUIN, L., 1964b].

1198.

[BRILLOUIN, L., 1964b], p. 276 (en italique dans le texte).

1199.

Ibid., p. 276.

1200.

Ibid., p. 280.

1201.

Ibid., p. 285 (en italique dans le texte).

1202.

Gabor lui écrit en 1959 : "I did not know Poincaré’s great theorem either, what a genius that man was ! [...] It is really surprising that Poincaré’s great theorem is so little known, because it is really at the basis of ergodic theory. People somehow seem to have assumed that all the other integrals except the energy (and total momentum) integrals are ill-behaved." (Correspondance entre D. Gabor et L. Brillouin, Folder 7 Box 7 Papers of Leon Brillouin, 1877-1972, Niels Bohr Library). Nous renvoyons à la biographie de Brillouin, par R. Mosseri [MOSSERI, R., 1998], chapitre 9. Schrödinger affirme également en 1959 qu’il n’avait pas connaissance du théorème de Poincaré.