Une rupture : le théorème KAM

De manière très symbolique, la lettre que S. Ulam adresse à Brillouin, le 18 décembre 1964, illustre la rupture entre les conceptions reposant sur le théorème de Poincaré et les nouvelles idées sur l’ergodicité. Ulam vient de recevoir le Scientific Uncertainty and Information de Brillouin :

‘"Connaissez-vous les résultats récents de Kolmogorov et Jürgen Moser à New York sur les propriétés des systèmes dynamiques ? Je pense qu’ils sont pertinents par rapport à votre chapitre sur le sujet ! Comme vous le savez, il y a quelques temps Oxtoby et moi-même avons prouvé que l’ergodicité est ‘une règle’ pour les flots satisfaisant la condition de Liouville. D’un autre côté, des travaux sur des problèmes spéciaux comme celui réalisé par Fermi et moi-même […] ont montré une remarquable absence d’ergodicité […] Kolmogorov en Russie et Moser ici ont montré plusieurs autres cas présentant ces deux situations." 1205

Ulam, bien placé pour parler des expériences FPU, fait donc découvrir à Brillouin, en 1964, ce monde connu de quelques physiciens-mathématiciens occidentaux. Cette lettre amicale de Ulam à Brillouin révèle l’ampleur du travail de diffusion encore à accomplir et le dépassement des conceptions de la Mécanique classique à opérer. C’est dans ces mêmes années que le prosélytisme en faveur des nouvelles conceptions sur l’instabilité et l’ergodicité va commencer, pour arriver à éclosion dans les années 1970, sous une forme en particulier, les conceptions de chaos.

Il est vrai que la Mécanique quantique, et les réflexions de Born et Brillouin facilitent la mise en question de la place très centrale de la stabilité en théorie physique. Cependant, avec Fermi, Brillouin participe à l’interprétation du théorème de Poincaré qui est le point d’achoppement des conceptions classiques sur l’ergodicité. En effet, comme le texte de Chirikov de 1979 l’explicite très clairement, le théorème KAM rend caduques les interprétations du théorème de Poincaré et rompt avec les conceptions classiques. Le théorème KAM affirme que la non intégrabilité des systèmes n’induit pas nécessairement une instabilité et au contraire, stabilité et instabilité coexistent. La portée des travaux de Brillouin et son interprétation du théorème de Poincaré sont donc à nuancer 1206 .

Dans les démarches de renversement de tendance sur l’ergodicité et l’instabilité, nous allons nous focaliser sur le travail de J. Ford. Notre choix est de toute façon assez limité puisque très peu d’occidentaux ont contribué à ce mouvement. Du fait de ses relations avec B. Chirikov et de sa participation active dans le champ du chaos, notre sélection nous paraît très légitime.

Notes
1205.

"Do you know the recent results of Kolmogorov and Jurgen Moser in New York on properties of dynamical systems ? I think they have relevance to your chapter on this subject! As you know, some time ago Oxtoby and I proved that ergodicity is "a rule" for flows satisfying Liouville’s condition. On the other hand, some work on special problems like the one done by Fermi and myself [...] showed remarkably lack of such [...] Kolmogorov in Russia and Moser here have shown more cases of both." (Correspondance entre S. Ulam et L. Brillouin, Folder 7 Box 7, Papers of Leon Brillouin, 1877-1972, Niels Bohr Library).

1206.

Les affirmations de R. Mosseri ([MOSSERI, R., 1998], chapitre 9) relatives à la postérité de L. Brillouin dans le domaine des systèmes dynamiques nous paraissent vraiment exagérées. Comme le montre la lettre de Ulam, Brillouin est loin de maîtriser les théories KAM, les mathématiques des théories ergodiques et ne connaît vraisemblablement rien des notions de stochasticité. L’influence de Brillouin dans l’histoire du chaos se limite, à notre avis, à ses appels en direction de la communauté des physiciens à ne pas négliger l’instabilité mécanique (sur un argument remis en question par le théorème KAM) et à éviter de se focaliser sur une épistémologie strictement déterministe en mécanique.