c. Joseph Ford (1927-95) et les expériences numériques sur le problème FPU

Le physicien américain Joseph Ford a une activité à deux facettes inséparables, la dynamique non linéaire et la physique statistique, dont la combinaison a fait le succès de son approche. Le début du parcours scientifique de Ford dans la dynamique non linéaire peut se résumer par une réorientation initiale, comme ses amis et collaborateurs l’ont souligné :

‘"Joe Ford est venu au nouveau champ de la dynamique chaotique après avoir été détourné de la mécanique statistique ‘conventionnelle’ par le célèbre problème de Fermi-Pasta-Ulam." 1207

En effet, c’est un artisan de la convergence des expériences numériques de FPU et des résultats mathématiques du type du théorème KAM. Ignorant le résultat de Kolmogorov, il est déjà en 1961, sur la piste d’une explication aux expériences de Fermi-Pasta-Ulam : la non équipartition de l’énergie dans le système non linéaire serait le fait de l’indépendance linéaire des modes de vibration du système 1208 . Tout le travail est réalisé sur la base des méthodes de perturbation de Kryloff et Bogoliuboff 1209 , interprétées physiquement en termes d’interactions entre oscillateurs : l’indépendance des modes signifie qu’aucun oscillateur ne force un autre à sa fréquence de résonance, handicapant ainsi le processus de partage de l’énergie.

En arrière-plan de ces considérations, il se trouve donc de la Mécanique non linéaire, des oscillations non linéaires, et, de manière un peu plus lointaine mais absolument essentielle, l’interrogation sur l’approche de l’équilibre en Mécanique statistique. Ce texte précoce reflète également l’embarras des physiciens face au résultat inattendu de l’expérience FPU 1210 .

Au fil des années 1960, Ford participe de manière essentielle aux tentatives visant à donner un sens aux résultats généraux comme le théorème KAM. Sa démarche suit une triple voie : l’expérimentation numérique, la recherche des propriétés d’ergodicité des systèmes non linéaires et une pédagogie du non linéaire et des mathématiques associées.

Le texte rédigé avec Grayson Walker en 1969, résume les évolutions réalisées et les perspectives de changement offertes par la théorie KAM, en physique. En premier lieu, Ford et quelques autres physiciens ont produit des modèles, et les expériences numériques nécessaires, pour illustrer le phénomène le plus recherché dans ces systèmes non linéaires conservatifs : la transition des phénomènes quasi-périodiques aux propriétés ergodiques. La théorie KAM promet la persistance des comportements réguliers (les tores, c’est-à-dire les mouvements quasi-périodiques), mais laisse imaginer la domination progressive de l’instabilité et l’irrégularité. Dans leurs systèmes simplifiés les physiciens parviennent à caractériser l’évolution en termes de résonances et à évaluer la transition. La théorie KAM n’est plus seulement un monument mathématique et elle engage à une critique des visions "classiques" 1211 .

En outre, l’étude des résonances, suggérée par la théorie KAM entre dans une nouvelle phase : le critère de recouvrement des résonances permet d’expliquer la naissance d’une instabilité macroscopique.

Avec ce texte, qui est aussi un exercice pédagogique de Ford et Walker, les conséquences des expériences FPU et de Hénon-Heiles sont considérablement éclaircies grâce à une mise en perspective avec la théorie KAM. Le modèle de Hénon-Heiles devient en quelque sorte leur drosophile pour les expériences numériques. Le texte produit une vision nouvelle des phénomènes non linéaires, de leur instabilité et de leurs propriétés statistiques. En montrant comment les résonances s’invitent dans des systèmes d’oscillateurs non linéaires très simples, toute la complexité des comportements, inattendue quelques années auparavant, est mise en évidence.

Une partie des développements de l’école soviétique est donc importée. Il faut signaler que la rencontre 1212 en 1966 entre Ford et le physicien Boris Chirikov (né en 1928) oriente certainement les recherches dans le sens de l’étude des résonances. En effet, Chirikov, physicien russe, travaillant depuis 1958 à l’Institut de Physique Nucléaire de Novossibirsk (Sibérie), est celui qui a donné le critère de recouvrement des résonances. Après des études expérimentales, il a analysé, de manière théorique, la stochasticité observée dans certains plasmas confinés. Dès 1960 le critère est imaginé puis développé pour constituer le critère de recouvrement effectivement utilisé par Ford 1213 . Cet exemple est une expression de plus de cette culture du stochastique en URSS.

Les autres développements théoriques soviétiques sur l’instabilité sont progressivement portés à l’attention des physiciens. A. Wightman en fait une rapide recension au cours du colloque de 1969 1214  ; le physicien Joël Lebowitz fait de même en 1971 dans la conférence de l’IUPAP de Chicago sur la Mécanique statistique 1215 .

Ford, avec le physicien Gary Lunsford cette fois, misant toujours sur les résultats "empiriques" à propos du système Hénon-Heiles, publient deux articles en 1970 et 1972 1216 . Ils s’engagent dans des simulations plus précises, en même temps que les concepts des systèmes dynamiques interviennent plus abondamment. L’ouvrage d’Arnold et Avez s’avère la référence indispensable et ils en reprennent d’ailleurs le vocabulaire : l’instabilité locale est mise en avant, les C-systèmes entrent en jeu. Cependant les C-systèmes ne sont que des éléments heuristiques pour pénétrer les propriétés des systèmes Hamiltoniens ; c’est la structure de l’ensemble des orbites périodiques, stables et instables, qui est analysée en vue de caractériser les zones stochastiques.

J. Ford produit un texte de synthèse en 1973 : "The transition from analytic dynamics to statistical mechanics". C’est une nouvelle étape et un nouvel appel de Ford en direction des physiciens 1217 . Il y fait un réquisitoire contre l’attitude des physiciens travaillant en physique statistique qui ont ignoré la théorie ergodique ou y sont devenus hostiles 1218 . Ford critique sévèrement la communauté physicienne qui est incapable de reprendre à son compte les avancées mathématiques, au premier rang desquelles il place la démonstration de Sinaï de l’ergodicité et du caractère mélangeant du billard de sphères dures 1219 . Dans le contexte de la Mécanique statistique, il introduit, de manière simplifiée, les concepts de la dynamique, la notion de C-système en particulier. La notion d’instabilité locale, de divergence exponentielle des trajectoires voisines, est maintenant récurrente dans la présentation car elle autorise l’ergodicité, le mélange. Plus que les K-systèmes ou C-systèmes généraux, ce sont les systèmes de Bernoulli qui sont, pour Ford, les archétypes des problèmes et des perspectives suscités par les nouvelles théories en Mécanique statistique 1220 .

Enfin, un dernier point fait l’objet d’études empiriques-numériques : le problème de l’intégrabilité des systèmes non linéaires, qui prend la forme de la recherche des intégrales du mouvement. Cette question s’avère cruciale dans le projet général de sélectionner les systèmes aptes à être décrits par la Mécanique statistique : pour Ford les systèmes non intégrables et stochastiques sont les "bons" systèmes pour la Mécanique statistique.

Ford propose une étude sur les applications bidimensionnelles préservant les aires (pensées comme section de Poincaré). C’est une sorte de prolongement aux analyses rudimentaires de Hénon sur l’existence d’une "troisième intégrale" dans le mouvement stellaire. En 1973, plusieurs critères 1221 sont utilisés numériquement pour évaluer la conservation d’une relative intégrabilité, comme le théorème KAM le suggère. Il y a le repérage visuel des courbes fermées (voir figure de Hénon-Heiles en 1964) qui signent une intégrale, l’étude de la divergence des trajectoires voisines (comme Hénon l’avait pressenti), et, plus sophistiqué, l’étude des séparatrices et des homoclines qui, si elles existent, assurent que le comportement est non intégrable, au moins localement. Ford ajoute l’étude de certaines orbites périodiques et de leur stabilité, présentant son critère comme le meilleur moyen numérique pour détecter l’intégrabilité.

Notes
1207.

"Joe Ford came to the new field of chaotic dynamics after having been diverted from ‘conventional’ statistical mechanics by the famous Fermi-Pasta-Ulam problem." [FLASCHKA, H., CASATI, G., 1988], p. vii.

1208.

[FORD, J., 1961]. Pour être plus précis : "A system of harmonic oscillators weakly coupled by nonlinear forces will not achieve equipartition of energy as long as the uncoupled frequencies wk are linearly independent on the integers i.e., as long as there is no collection of integers {nk} for which Σ nk.wk = 0 other than nk=0.", ibid., p. 387.

1209.

Reprises de la traduction de leur opuscule Introduction to nonlinear mechanics ([KRYLOV, N.M., BOGOLIUBOV, N.N., 1949]) et l’ouvrage de Minorsky, dans sa première version de 1947, [MINORSKY, N., 1947].

1210.

"The results of the computer calculations of UFP thus appear to be in sharp contrast, if not in actual contradiction, to the widely held notions concerning the approach to equilibrium.[..] aside from any element of contradiction, a number of physicists have been puzzled by the failure of Eq. (1) to lead to equilibrium behavior.", [FORD, J., 1961], p. 387. (UFP correspond à FPU et l’Eq. (1) est l’équation du modèle (cf. ci-dessus, p. 495)).

1211.

Ford et Walker soulignent l’importance des zones d’instabilité, enchevêtrées dans les zones de stabilité, et offrant des propriétés d’ergodicité : "It is thus quite possible that KAM instability can be made a cornerstone for statistical mechanics.", [WALKER, G.H., FORD, J., 1969], p. 430. Dans la note 33, p. 432 du texte ils ajoutent : "Physicists have long sought an underlying physical explanation for the purely mathematical probability arguments used to derive statistical mechanics from classical mechanics. The KAM zones of instability have an obvious random element in the positions of the unstable periodic orbits. The erratic path followed by a system trajectory may be attributed to "collisions" with these randomly positioned unstable periodic orbits."

1212.

Nous nous référons aux allocutions données au colloque en l’honneur du 70ème anniversaire de Chirikov, en 1998 : [BELLISSARD, J., SHEPELYANSKI, D., 1999].

1213.

Le critère est explicité sous une forme plus achevé dans : [IZRAILEV, F.M., CHIRIKOV, B., 1966].

1214.

Nous renvoyons page 485 à la citation de Wightman (tirée de [COHEN, E.G.D., UHLENBECK, G.E., 1971], p. 1-32).

1215.

Lebowitz intervient à la 6ème conférence de l’International Union of the Pure and Applied Physics. Les comptes-rendus sont publiés dans : [RICE, S.A., FREED, K.F., LIGHT, J.C.., 1972].

1216.

[FORD, J., LUNSFORD, G.H., 1970] et [LUNSFORD, G.H., FORD, J., 1972].

1217.

Voir en particulier la courte introduction et la discussion finale de Ford [FORD, J., 1973], p. 155 et p. 183.

1218.

Ford stigmatise l’ouvrage "classique" de Landau et Lifshitz, Statistical Physics. Ouvrage et travail soviétique, on pourrait en attendre plus de profondeur de vue ; mais il faut voir qu’il s’agit d’une édition quelque peu viellie (même si elle fait référence), celle de 1958. De plus, si Landau et Lifshitz partagent le pessimisme de leur compatriote Krylov sur l’impossibilité de fonder la mécanique statistique uniquement sur la mécanique, ils arguent des "grands nombres" plutôt que de l’instabilité. Enfin, Landau, qui a proposé l’idée d’une turbulence naissant par accumulation de mouvements quasi-périodiques, ne semblait pas avoir beaucoup de notions de système dynamique, comme Kolmogorov le laissait penser (cf. note 1170, p. 490, correspondant à son intervention de 1954).

1219.

Cf. p. 483.

1220.

Ce n’est qu’une transcription de résultats de divers travaux que l’on trouve notamment dans l’ouvrage [ARNOLD, V., AVEZ, A., 1967]. Dans l’exercice de 1973, Ford insiste particulièrement sur la transformation du Boulanger, laquelle est isomorphe à un décalage de Bernoulli.

1221.

Nous renvoyons à l’exposé de Ford, donné au colloque sur les transformations ponctuelles, à Toulouse en 1973 : [MIRA, C., LAGASSE, J., 1976], p. 123-134.