Du XIXème siècle au chaos : un bilan

A travers la très longue évolution décrite, et malgré la diversité des contextes culturels, de nombreux questionnements sont apparus comme récurrents dans l’histoire du chaos. Parmi eux, les interrogations sur les fondements de la Mécanique statistique constituent indéniablement une problématique porteuse et fructueuse : les notions d’ergodicité et de stochasticité, avant d’être exportées dans le cadre du chaos dissipatif, en sont des produits très directs. Le chaos lui-même, tel qu’il est édifié dans son premier "paradigme", est inspiré de cette voie de recherche. Chronologiquement, il est un successeur de la stochasticité, épistémologiquement, il est, en partie, le produit d’une interrogation sur la Mécanique statistique, l’ergodicité et l’instabilité.

Les themata du hasard, du déterminisme et de l’instabilité nous permettent d’esquisser les principales lignes directrices philosophiques de cette histoire. L’interrogation sur le hasard devient par exemple un thème déterminant après les premières conceptions sur la Mécanique statistique et constitue un moteur de la stochasticité en Union Soviétique. Si nous ajoutons le développement de la Mécanique quantique et des théories des probabilités, il apparaît que le XXème siècle est traversé par un renouvellement régulier des conceptions sur le hasard. Le themata du déterminisme n’est pas à évincer pour autant, bien au contraire. Avec les théories sur les systèmes dynamiques et la stochasticité, le mécanisme a tendance à s’assouplir ; des scientifiques comme Birkhoff et Andronov réagissent à la Mécanique quantique par des positions "déterministes", tout du moins "dynamiques". Visiblement, nous touchons là à un point très sensible de la pensée scientifique. Quant à l’instabilité, elle s’installe au XXème siècle entre hasard et déterminisme, et devient un véritable themata. A la fin du XIXème les enjeux philosophiques prévalaient dans les débats à ce sujet, mais avec l’avènement de la stochasticité et du chaos, ce thème s’est métamorphosé en une problématique scientifique. Tous ces éléments, fruits d’un cheminement intellectuel très complexe, s’inscrivent en rupture de la vieille dichotomie hasard et déterminisme, et offrent une vision du monde plus complexe.

Pour ajouter à cette diversité peut-être faudrait-il également se demander si le chaos n’est pas lui-même en train de devenir un themata. Les positionnements variés adoptés par les scientifiques entre 1975 et 1982, nous laissent penser qu’il est pertinent de poser cette question et ils ouvrent un champ problématique non exploré par les historiens et les épistémologues.

Enfin, il convient de mentionner que l’épisode d’émergence du chaos correspond à une période de débats sur ces trois themata, rappelant d’ailleurs ceux de la fin du XIXème siècle. L’opposition entre R. Thom et I. Prigogine autour de 1980 cristallise une partie des enjeux philosophiques de cette science du chaos.

En effet, en 1979, Prigogine a fait paraître, avec I. Stengers, La Nouvelle Alliance 1226 , réflexion philosophico-scientifique appelant à une reconsidération du "dogme" de la science classique, déterministe, mécaniste. L’argumentaire développé est fortement inspiré par les nouvelles théories sur la stochasticité et la Mécanique statistique 1227 . Sur ces exemples, Prigogine et Stengers concluent à un "nécessaire" abandon du déterminisme, à la prise en compte de l’irréversibilité et du temps dans la théorie physique, à une pensée "complexe".

A l’opposé de ces convictions, le mathématicien R. Thom réagit en publiant un article "Halte au hasard, silence au bruit" défendant très vigoureusement le déterminisme et condamnant les positions non déterministes comme "anti-scientifiques" 1228 . Le sujet est sensible et montre que le déterminisme est un themata bien ancré, et très tranché, dans les épistémologies scientifiques. Le débat lancé par Thom se poursuit pendant quelques années et Ruelle intervient dans les controverses avec "Hasard et déterminisme : le problème de la prédictibilité" 1229 .

Les polémiques entre Thom et Prigogine sont imprégnées des questionnements de fond à propos du chaos et de la stochasticité. Elles cristallisent deux visions opposées du monde et de la science. Le débat nous paraît également montrer la difficulté de positionner philosophiquement ces nouvelles conceptions entre le hasard et le déterminisme. Prigogine a tendance à projeter ces enjeux sur l’indéterminisme (rappelant en cela les idées de Brillouin) ; Thom choisit l’option déterministe, à mettre en perspective avec l’histoire des systèmes dynamiques (à laquelle il a participé) ; Ruelle se positionne en "statisticien", insistant sur l’instabilité qui transcende cette dichotomie, et reste prudent et réservé quant aux positions de Prigogine.

En définitive, ce pan de l’histoire du chaos nous aura montré dans quelle mesure les positionnements philosophiques, mis en valeur judicieusement avec les themata, informent la pensée scientifique. Comme certains commentateurs l’ont affirmé, on peut voir les débats plus récents comme le fruit de la tentation de produire un discours philosophique à partir des nouveautés de la science. Nous préférons dire qu’ils traduisent un malaise vis-à-vis de nouvelles conceptions scientifiques qui ne rentrent pas dans les cadres philosophiques et épistémologiques standard.

Notes
1226.

[PRIGOGINE, I., STENGERS, I., 1979].

1227.

Pour s’en donner une idée, disons que les préoccupations de J. Ford nous paraissent les plus proches de ces considérations. Prigogine utilise la transformation du Boulanger comme exemple paradigmatique de la stochasticité et de l’inséparabilité des perspectives dynamiques et probabilistes dans leur description. Tout ceci s’appuie sur un ensemble de travaux mathématiques réalisés avec des collaborateurs de Prigogine. Misra, Prigogine et Courbage publient notamment : "From deterministic to probabilistic descriptions" [MISRA, B., PRIGOGINE, I., COURBAGE, M., 1979], puis spécifiquement sur les systèmes de Bernoulli : "On the equivalence between Bernoulli dynamical systems and stochastic Markov processes" ([COURBAGE, M., MISRA, B., 1980]). Pour mettre davantage en perspective ces idées, il faut rappeler que Prigogine est investi depuis les années 1960 dans les théories de la mécanique statistique, et de la thermodynamique. Nous renvoyons à notre chapitre 10 (page 630) où les rapports entre ses préoccupations thermodynamiques, les "structures dissipatives" et la mécanique statistique sont présentés.

1228.

Les participations au débat, dont les notes de Thom et les réponses de Prigogine, ont été publiées dans Le Débat, et font l’objet d’une publication les regroupant, intitulée La querelle du déterminisme, [POMIAN, K., 1994] : "Halte au hasard, silence au bruit" de R. Thom (p. 61-78), la réponse de I. Prigogine "Loi, histoire… et désertion" (P. 102-112). On peut également consulter, dans le même volume : "La querelle du déterminisme, six ans après" de I. Prigogine et I. Stengers (p. 247-265) et "En guise de conclusion" de R. Thom (p. 138-149).

1229.

Ibid., p. 153-162.