Quatrième partie. Les pratiques du non linéaire et du chaos

Préliminaire

Les mathématiques qualitatives et la topologie interviennent à différents niveaux dans l’histoire du chaos, dans les conceptualisations proposées entre 1975 et 1982 mais également bien avant, au cœur des mathématiques des systèmes dynamiques et de la théorie des oscillations. L’abstraction règne souvent dans ces recherches, comme celles conduites à l’IHES ou par l’école de Lefschetz, et a permis la construction d’objets mathématiques tels que les attracteurs étranges, avec Ruelle et Takens. Les relations aux sciences empiriques et à la technique restent assez lointaines dans les exemples que nous avons abordés jusqu’à présent. L’historiographie dans son ensemble participe à ce maintien d’une distance et plus souvent encore d’une subordination de la technique à ces théorisations.

Pourtant, le contexte de l’URSS, assez peu étudié et pour lequel il reste beaucoup de zones d’ombres, devrait inciter à plus de considérations. La notion de "système grossier" a été mise en exergue car elle a généré des efforts de recherche sur la modélisation et les mathématiques des systèmes dynamiques. Mais rappelons le, elle est le produit d’une interrogation de physiciens. Peut-on imaginer d’autres conceptions, d’autres travaux résultant de ces interactions entre mathématiques et physique ?

Nous allons montrer dans cette partie que, dans des contextes plus accessibles à l’historien que celui de l’URSS, les relations à l’empirisme et à la technique ont été déterminantes dans l’émergence de la science du non linéaire et du chaos. Des pratiques scientifiques multiples ont été façonnées au cours du XXème siècle et ont autorisé ces mathématiques à se perpétuer et à s’impliquer dans la théorie des oscillations non linéaires et dans la théorie des oscillations chimiques. Dans ces pratiques nous retrouverons plusieurs constantes dont l’omniprésence du calcul et des raisonnements par analogie. Vu l’importance de la pratique du calcul et des analogies dans l’effort de 1975 à 1982, cela n’a rien d’étonnant a priori.

Dans les trois chapitres qui suivent nous allons analyser différentes pratiques aux répercussions majeures dans la science du non linéaire et du chaos. Dans le premier nous nous focaliserons sur le calcul analogique. Il se développe de manière importante à partir des années 1930, au moment de l’émergence des oscillations non linéaires, avec Van der Pol notamment. Grâce à l’analyse des travaux de Minorsky, et quelques autres exemples dans l’après seconde guerre mondiale, nous comprendrons comment le calcul analogique a permis le développement occidental des recherches sur les oscillations non linéaires et en partie sur le chaos.

Dans un second chapitre, nous montrerons la percée du calcul numérique électronique dans les mathématiques. Avec Ulam se développe une pratique des "expériences de mathématiques", dont l’influence a été importante. Lorenz profite également de l’utilisation courante des ordinateurs en météorologie pour parvenir à ses travaux célèbres de 1963-64. Le dernier chapitre de cette partie est consacré à une étude de cas, celui de la chimie des oscillations et de la réaction de Belousov-Zhabotinsky. Rappelons que ces dispositifs sont les premiers systèmes expérimentaux testés vers 1980 à propos de la reconstruction des attracteurs étranges. Ils sont également au cœur des conceptions de Rössler. Grâce à une analyse historico-épistémologique nous montrerons le cheminement des concepts et des pratiques qui ont abouti aux développements spectaculaires postérieurs à 1975.