8.1. Les années 1930 et la théorie des oscillations

Les années 1930 sont le creuset des pratiques qui vont prendre de l’importance à partir des années 1940, sur le plan des analogies et des mathématiques. Dans un premier temps, il paraît nécessaire de resituer le développement des questions d’oscillation, dans les nouveaux enjeux techniques.

a. Les nouveaux enjeux techniques

Les questions d’oscillations non linéaires émergent après la première guerre mondiale ; de nombreux physiciens et mathématiciens s’y intéressent en France, à partir de 1919 1230  : Un des premiers systèmes construits et répondant à ces besoins date de 1919 : le multivibrateur des physiciens français Abraham et Bloch 1231 . L’espoir de développements nouveaux en télécommunications réside dans les potentialités de la radiophonie. Cela nécessite le développement de dispositifs capables de générer des oscillations de fréquences variables, facilement utilisables et contrôlables.

Un changement technique, fondamental pour ce qui touche aux oscillations, intervient avec le développement des lampes triodes au début du XXème siècle 1232 . Elles permettent de confectionner des dispositifs élaborés, des amplificateurs, mais introduisent une composante inhabituelle : une non linéarité. Les équations mathématiques permettant de modéliser le comportement des circuits sont modifiées, au point de devenir difficilement intégrables. La situation rappelle celle de Léauté sur un point : l’introduction de non linéarité rend impossible un traitement simple des systèmes mathématiques. C’est, en fait, à travers le domaine de la régulation des machines, de la radio, et aussi de l’horlogerie, que le non linéaire s’installe, mais les enjeux dans la radiotechnique sont plus importants et, comme le dit Van der Pol, les ingénieurs de la radio sont confrontés presque tous les jours à des phénomènes que la théorie linéaire ne peut faire comprendre 1233 .

Pour étudier ces phénomènes, les calculs sont approchés, numériquement ou graphiquement, et l’analyse mathématique est fastidieuse et limitée 1234 . Ces limites sont le lot commun des astronomes, cherchant à calculer différentes éphémérides, à partir des équations de la Mécanique céleste, irrémédiablement non linéaires. Les développements perturbatifs sont alors l’unique moyen de faire des prédictions. Les méthodes développées par Poincaré permettent de résoudre quantitativement et qualitativement certains problèmes, mais elles ne pénètrent le domaine des oscillations non linéaires qu’avec l’impulsion d’Andronov.

Il faut encore préciser que les systèmes électroniques possèdent des propriétés différentes des systèmes de la Mécanique (céleste en particulier) : les échelles de temps. Les phénomènes électroniques jouent sur des fractions de seconde, propulsant presque instantanément le circuit dans son état asymptotique, sans comparaison avec les échelles de temps astronomiques. Ce qui implique que l’analyse mathématique soit concentrée sur l’état asymptotique plutôt que sur le régime transitoire. En outre, les techniciens de la radio sont intéressés par la stabilité des régimes oscillants, leur période, leur amplitude et sont demandeurs de précision dans ces évaluations.

Enfin, il ne s’agit pas seulement d’une question de renouvellement de méthodes mathématiques. Pour reprendre Diner, depuis le XIXème siècle, les phénomènes d’oscillations s’inscrivent dans le paradigme de l’oscillateur harmonique, prototype de l’oscillation linéaire. Les phénomènes physiques oscillants sont analysés à partir de ces comportements périodiques simples : l’analyse harmonique ou analyse de Fourier, est le prototype même de cette démarche. Avec l’ouvrage célèbre de Lord Rayleigh, Theory of Sound, de 1877, cette analyse linéaire est à son apogée. Le cadre scientifique et épistémologique du début du XXème siècle est ainsi fixé et nous permettra de saisir les transformations induites par les techniques de la radio.

Notes
1230.

Nous avons réalisé une analyse systématique des Comptes Rendus de l’Académie des Sciences, pour suivre le développement, en France, de la question des oscillations non linéaires, de 1900 à 1940. En France, la radio se développe depuis 1910, grâce à l’action du général Ferrié. Il s’entoure de remarquables physiciens et ingénieurs, dont Henri Abraham, Eugène Bloch, Léon Brillouin, qui permettront un développement de l’industrie radioélectrique. Pour de plus amples détails, nous renvoyons à l’ouvrage sur l’histoire de l’électricité en France. [LEVY-LEBOYER, M., MORSEL, H., 1994], p. 455-70 (ce second tome couvre la période 1914-39 ; voir le chapitre III : "L’évolution scientifique et technique").

1231.

Henri Abraham (1868-1943) est alors le directeur du département de physique de l’ENS, Eugène Bloch sera son successeur. Abraham est connu pour la lampe T.M., une des premières lampes triode. (Voir note précédente, n° 1230).

1232.

Lee de Forest a inventé la lampe à trois électrode (ou triode) en 1906. Elle a transformé la Télégraphie sans Fil (TSF). Plus généralement, les lampes représentent l’introduction de l’électronique et l’essor d’une nouvelle filière technique en matière d’électricité. [LEVY-LEBOYER, M., MORSEL, H., 1994], p. 453 et suivantes. Voir également [ESCUDIE, B., GAZANHES, C., TACHOIRE, H., TORRA, V., 2001], (Chapitre 9) pour son influence dans les dispositifs d’analyse harmonique.

1233.

"[…] many oscillation phenomena which the radio worker almost daily encounters, and which cannot be understood on the basis of the elementary linear theory.", [VAN DER POL, B., 1934], p. 1052.

1234.

Pour les réflexions sur les problèmes de calcul, leur place entre théorie et expériences et les débats épistémologiques, nous renvoyons à [LEVY-LEBOYER, M., MORSEL, H., 1994], p. 442-452.