d. Les oscillations en France dans les années 1930

La France est au carrefour des réflexions de Van der Pol et de celles d’origine soviétique, avec Andronov, Kryloff et Bogoliuboff. Nous pouvons légitimement nous interroger sur l’activité déployée en matière d’oscillations non linéaires. En effet, Van der Pol est en communication régulière avec la communauté française des physiciens. Malgré quelques publications en Europe, le travail réalisé à Gorki, reste confiné à l’URSS, et ne sera traduit de manière extensive que dans les années 1940. Cependant, deux notes aux Comptes Rendus de l’Académie des sciences de Paris, portent à la connaissance des physiciens occidentaux l’idée d’auto-oscillations. En 1929, Andronov annonce le parallèle entre auto-oscillations et cycles limites, expliquant quelles méthodes de Poincaré peuvent être utiles 1252 . En 1930, Andronov et A. Vitt transmettent une note "Sur la théorie mathématique des auto-oscillations", dans laquelle ils affirment que les "mouvements stationnaires des systèmes auto-oscillatoires sont des mouvements récurrents de Birkhoff [que des] considérations physiques conduisent à exiger que le mouvement auto-oscillatoire possède une stabilité à la Lyapounov" et expliquent que la recherche des solutions périodiques peut s’inspirer des Méthodes Nouvelles de Poincaré 1253 . En outre, toutes ces contributions occidentales, ainsi que les résultats de Van der Pol semblent s’intégrer facilement dans les travaux soviétiques.

En étant concis, il faut bien avouer que l’innovation théorique n’est pas à la hauteur des propositions de Van der Pol, encore moins de celles des soviétiques. Au fond, les travaux français naviguent au gré des apports théoriques extérieurs, tout en contribuant d’une part aux développements expérimentaux et d’autre part aux aspects très mathématiques.

En outre, à côté de quelques notes éparses sur les oscillations électriques, la recherche sur le sujet dans les années 1930, est pratiquement cadrée par le "paradigme" de Van der Pol, c’est-à-dire qu’il y a, d’un côté, les oscillations harmoniques, de l’autre les oscillations entretenues, dites de relaxation. Ceci aide à comprendre la présence régulière de Van der Pol en France et le relatif engouement pour les oscillations de relaxation ; l’enthousiasme de Van der Pol par rapport à ses oscillations n’est certainement pas étranger au développement d’études mathématiques sur le sujet en France. L’ingénieur Philippe Le Corbeiller est le meilleur avocat des oscillations de relaxation en France 1254 . D’autres scientifiques déjà cités, y participent : Jules Haag est certainement le plus prolifique avec ses multiples articles sur l’"étude asymptotique des oscillations de relaxation" 1255  ; en 1928, Alfred Liénard 1256 reprend l’équation de Van der Pol pour proposer une méthode géométrique permettant de construire le cycle correspondant à l’oscillation du système ; sans compter les études plus mathématiques de Dulac ou Denjoy 1257 et les analyses d’Yves Rocard 1258 .

Mais il est un point étonnant : la notion de cycle limite n’est quasiment pas reprise dans les travaux sur les oscillations non linéaires, ni en France, ni par Van der Pol. Le plus souvent il s’agit d’une mention de la note d’Andronov, combinée à la reproduction de la figure du "cycle limite" de Van der Pol 1259 . En parfait accord avec ce constat, il faut reconnaître que nulle part les méthodes qualitatives de Poincaré ne sont utilisées, malgré les remarques d’Andronov et Vitt. On pourrait penser que ces aspects ont été trop timidement présentés, mais le cas des travaux de Kryloff et Bogoliuboff réfute cette idée. D’une part, la "Mécanique non linéaire" de Kiev, ne souffre pas d’une diffusion réduite. Nicolas Kryloff est correspondant de l’académie des sciences et il y fait paraître des notes régulières sur les méthodes mathématiques de la physique, bien avant que ces questions d’oscillations non linéaires ne se développent 1260 . Dans les années 1930, avec Bogoliuboff les notes et articles, intégralement en français, sont nombreux sur les oscillations non linéaires, traitant de divers sujets, aussi bien expérimentaux que d’analyse mathématique. Leur projet général est "d’attirer l’attention des chercheurs sur les fondements de la "Mécanique non linéaire" dans leurs applications à la radiotechnique" 1261 . D’autre part, la situation est assez étonnante puisque pratiquement aucun français ne semble s’y intéresser. Jules Haag, idéalement placé pour reprendre ces méthodes, développe ses propres approches asymptotiques. Van der Pol les découvrent assez tardivement (bien après 1930) et n’en a pas repris les travaux pour autant.

L’hypothèse que tous ces développements soient passés inaperçus ne tient pas, au moins pour les années antérieures à 1934. Après 1934, la situation est plus compréhensible : les textes sont publiés essentiellement en russe et peu sont sortis d’URSS. Ce qui ne veut pas dire que rien n’a été publié hors d’URSS, puisque Kryloff et Bogoliuboff éditent leur célèbre travail sur la théorie de la mesure appliquée à la Mécanique non linéaire, en 1937 dans Annals of Mathematics 1262 . Plusieurs hypothèses sont imaginables et, signalons le tout de suite, les aspects politiques n’ont vraisemblablement pas joué ici : leur origine "soviétique" ne paraît pas avoir été un frein. Le manque de repères par rapport aux travaux de Poincaré pourrait l’expliquer 1263 . Les scientifiques se sont désintéressés de ces travaux peut-être parce qu’ils ont eu des difficultés à se les approprier ou parce qu’ils n’en ont pas saisi l’importance.

Il peut s’agir aussi d’un manque d’intérêt pour une perspective qualitative, notamment dans le cas des auto-oscillations d’Andronov, mais qui n’explique rien en ce qui concerne les méthodes très quantitatives de Kryloff et Bogoliuboff. Un certain cloisonnement entre physiciens et mathématiciens pourrait être mis en cause, mais il paraît bien difficile de maintenir cette distinction avec des scientifiques comme Haag en France, et bien sûr Van der Pol. Rappelons que la recherche française avant la seconde guerre mondiale est un peu moribonde et les relations entre scientifiques et industriels ne sont pas courantes 1264 , le contexte général n’est pas favorable à un véritable élan scientifique sur quelque sujet que ce soit. Cependant, sur les questions d’électricité, le nombre de physiciens et de mathématiciens engagés est assez élevé. Par ailleurs, Van der Pol bénéficie d’un environnement industriel propice et profite du réseau scientifique français. Le cadre institutionnel défaillant ne donne pas d’explication satisfaisante.

Alors, pourquoi ne pas le justifier par une incompatibilité de "paradigmes" : l’analyse des textes montre à quel point la notion d’oscillation de relaxation est considérée comme le prototype des oscillations entretenues dans la plupart des textes français : beaucoup de contributions visent à préciser les périodes des oscillations, leur amplitude, les conditions de mise en place des oscillations, etc. Van der Pol lui-même reste figé dans son cadre théorique, cherchant des propriétés toujours plus précises sur les oscillations de relaxation. Il ne semble pas exagéré de parler d’un épisode de science normale dans les oscillations non linéaires, après le texte fondateur de Van der Pol en 1926. Kryloff, Bogoliuboff, Andronov et leurs compatriotes s’accordent, eux, sur un autre paradigme, la notion d’auto-oscillations. Ainsi, lorsque la notion de cycle limite s’invite au milieu des oscillations de relaxation, elle ne trouble pas la matrice conceptuelle "européenne". Après tout, en écartant la machinerie des auto-oscillations, il n’y a là qu’un simple parallèle entre un phénomène oscillant et une notion mathématique. Ce qui nous renvoie à Léauté et à Liénard, qui ont tous les deux établi le même parallèle, entre cycle fermé et oscillation. En revanche, la théorie d’Andronov dans son ensemble est plus "révolutionnaire" et il est clair qu’à travers deux notes aux Comptes Rendus, il semble difficile d’imaginer qu’elle soit acceptée et reprise par la communauté scientifique internationale.

En résumé, l’URSS et l’Europe connaissent deux cultures non linéaires parallèles. La première travaille au développement d’une théorie générale des oscillations, sur la base des travaux de Poincaré ; l’autre s’emballe pour les oscillations de relaxation, ignorante de l’essentiel des travaux de Poincaré, mais développe une pratique analogique, même si elle est encore assez limitée. Le fait de ne pas avoir su reprendre les idées mathématiques de Poincaré étonne, d’autant plus que, nous l’avons vu, certains mathématiciens connaissent bien ses travaux en France. Manque de communication entre scientifiques, entre disciplines ou défaut de formation, il est difficile de trouver une raison simple à cet écueil.

Notes
1252.

[ANDRONOV, A., 1929]. Comme exemple d’oscillations auto-entretenues, Andronov cite les oscillations de Van der Pol, les systèmes de Lotka, les oscillations chimiques, le pendule de Froude.

1253.

[ANDRONOV, A., WITT, A., 1930], p. 256-7 (en italique dans le texte).

1254.

Outre l’analyse [LE CORBEILLER, P., 1932], Le Corbeiller (Ingénieur en chef des télégraphes au Laboratoire National de radio-électricité) a donné une conférence au CNAM en 1931 (6-7 Mai) sur "Les systèmes auto-entretenus et les oscillations de relaxation", publié dans [LE CORBEILLER, P., 1931].Van der Pol a beaucoup d’estime pour Le Corbeiller, qui semble être le contact et le relais de ses travaux en France, lorsqu’il ne s’y déplace pas lui-même.

1255.

Longue étude publiée en 1943, qui contient une synthèse de ses analyses mathématiques : [HAAG, J., 1943]. Pour les travaux antérieurs, voir [HAAG, J., 1934 / 1936 / 1937 /1938].

1256.

[LIENARD, A., 1928]. Voir également le chapitre 6, p. 405.

1257.

Nous renvoyons au chapitre 6, p. 406.

1258.

Voir page 548.

1259.

Haag utilise la notion de cycle limite mais pour mieux se focaliser sur un perfectionnement des méthodes de Liénard : [HAAG, J., 1934 / 1936].

1260.

Depuis la fin de la première guerre mondiale, à peu près.

1261.

[KRYLOFF, N., BOGOLIUBOFF, N., 1933], p. 19 (publié dans la Revue générale des sciences pures et appliquées)

1262.

[KRYLOV, N.M., BOGOLIUBOV, N.N., 1937], sans compter d’autres notes transmises aux Comptes Rendus de l’Académie des Sciences en 1935 et 1936 : [KRYLOV, N.M., BOGOLIUBOV, N.N., 1935 / 1936].

1263.

En 1934, dans un article de synthèse Van der Pol, dans les dernières lignes de son texte, regroupe les références aux travaux russes, en signalant, que contrairement à l’approche qu’il a détaillée, certains scientifiques, essentiellement en URSS ont développé des méthodes sur la base du tome premier des Méthodes Nouvelles de Poincaré. Van der Pol semble consciemment avoir écarté ces méthodes. [VAN DER POL, B., 1934], p. 1082.

1264.

Consulter par exemple [PESTRE, D., 1985] et [PICARD, J.-F., 1990].