Entre 1926 et 1940, hors d’URSS, la question des oscillations non linéaires n’évolue guère. La méconnaissance des méthodes qualitatives pour les équations différentielles persiste et le décalage avec les travaux soviétiques est toujours plus important. Ainsi, lorsque les perfectionnements de la radiotechnique pour le RADAR nécessitent une étude plus approfondie des équations différentielles du type de Van der Pol, Mary Cartwright et John Littlewood s’engagent en 1938 dans le problème mathématique sans connaissances des travaux ni de Poincaré, ni de Kryloff et Bogoliuboff. Il faudra attendre les travaux de Levinson à partir de 1943-1944. Lefschetz ne traduit l’ouvrage de Kryloff et Bogoliuboff qu’en 1942 (publié en 1943) et ne déploie vraiment son activité qu’à partir de 1944 avec les résultats essentiellement mathématiques que l’on sait 1265 .
Minorsky est l’ingénieur qui va permettre cette transition vers des considérations mathématiques plus adaptées à la théorie des oscillations. Il travaille aux Etats-Unis et il va intervenir au croisement de trois domaines : la Mécanique, l’électricité et les mathématiques. Au préalable, il nous paraît intéressant de préciser la situation des physiciens et des ingénieurs, en matière de Mécanique.
En un mot, dans le domaine, il n’y a pas eu de "choc" équivalent à l’apparition d’un dispositif comme la triode, mais le non linéaire s’impose progressivement. Il ne se trouve pas d’équivalent de Van der Pol en Mécanique et les mathématiques de Poincaré sont tout autant ignorées. Aux Etats-Unis, le non linéaire en Mécanique concerne surtout les phénomènes de vibrations. La théorie s’installe principalement à travers les travaux de Stephen Timoshenko (1878-1972) et de Jacob Pieter Den Hartog (1901-1989). Le premier 1266 , d’origine russe, a fréquenté de multiples milieux scientifiques européens, avant d’émigrer aux Etats-Unis dans les années 1920, où il commence à travailler pour la firme Westinghouse. Il est un habile mathématicien, un spécialiste de Mécanique et il va devenir une des références en matière d’ingénierie mécanique en publiant son ouvrage Vibration problems in Engineering, en 1928 1267 . En 1927 il a un poste à l’Université du Michigan (chaire de recherches en Mécanique). Il y organise des sessions annuelles d’école d’été pour les professeurs de Mécanique ; Ludwig Prandtl et Theodore Von Karman y participent, aux côtés de J.P. Den Hartog. Cette période est propice à la formation d’une communauté et d’une éducation à la Mécanique aux Etats-Unis. C’est aussi le moment où Timoshenko produit ses théories sur les matériaux, l’élasticité, les ressorts, avec des accents de théories non linéaires.
Den Hartog (né à Java) est d’origine néerlandaise 1268 . Il reçoit une formation d’ingénieur électricien à l’Université de Delft, puis émigre aux Etats-Unis en 1924, où il a la chance de trouver un emploi chez Westinghouse. Timoshenko y donne ses cours, repère assez rapidement Den Hartog, bien formé aux mathématiques, et lui offre la place d’assistant dans le département de Mécanique de Westinghouse. En trois ans, Den Hartog est reconverti en ingénieur en Mécanique, spécialiste des vibrations. En parallèle il obtient sa thèse de l’Université de Pittsburgh, en 1929, sur le thème : "Nonlinear Vibration with Coulomb Damping". Après une année passée à Göttingen, chez Prandtl, il obtient un poste à Harvard, en 1932.
Ces deux ingénieurs ont constitué la matrice conceptuelle de la théorie des vibrations, telle qu’elle se développe jusqu’à la pénétration des idées des oscillations non linéaires, avec Minorsky. A travers leurs ouvrages, il est possible de montrer que le paradigme des années 1930 est très proche des problèmes contemporains de la radiotechnique en Europe, avant les oscillations de relaxation. Ainsi, certaines spécificités des comportements non linéaires sont reconnues, mais le traitement théorique suit les alternatives classiques : approximations graphiques, méthodes des petites oscillations, et calculs numériques approchés. En fait, les méthodes développées par Rayleigh dans Theory of sound ont été adaptées par Timoshenko, reprises par Den Hartog, et constituent d’ailleurs le premier chapitre de son ouvrage de référence, Mechanical Vibrations 1269 : le modèle de l’oscillateur harmonique domine. En 1937 en tout cas, lorsque Timoshenko remet à jour son ouvrage de référence sur les vibrations, la théorie "moderne" des oscillations ne semble pas avoir pénétré la Mécanique. Il signale l’existence des développements sur les problèmes de la radiotechnique dans une note. Les éléments les plus en pointe dans son ouvrage concernent les méthodes développées par N. Kryloff dans l’approximation numérique des solutions des problèmes non linéaires 1270 . Il est un peu étonnant que Timoshenko, qui est russe, n’ait pas cherché davantage.
A travers les exemples de la radiotechnique en Europe et ceux de la Mécanique aux Etats-Unis, il ressort que les phénomènes non linéaires prennent de l’importance dans chaque discipline, lesquelles développent leurs propres méthodes. L’importance des mathématiques est reconnue progressivement, plus rapidement en Europe qu’aux Etats-Unis, et selon les spécificités des disciplines. Autrement dit, il n’y a rien d’équivalent à la "Mécanique non linéaire" de Kryloff et Bogoliuboff, dont l’ambition est de servir dans tous les domaines de l’ingénieur.
Un des textes importants, rompant avec ce cloisonnement est l’oeuvre de Theodore Von Karman. En 1940, il a donné un séminaire à l’American Mathematical Society, publié ensuite sous le titre "The engineer grapples with non-linear problems". Il attire l’attention sur ces problèmes en prenant à témoin les mathématiciens. Il ne traite pas que des oscillations et aura son importance dans la prise de conscience des spécificités du non linéaire, sur le plan des concepts, des méthodes, des pratiques.
Les années 1930 laissent donc un double héritage dans la question des oscillations non linéaires : la possibilité d’utiliser les mathématiques qualitatives de Poincaré, et l’idée de faire des simulations analogiques des oscillations grâce à la maîtrise des circuits électroniques. Mais il faut bousculer les habitudes théoriques, pratiques, expérimentales et intellectuelles, qui, nous l’avons vu, ont du mal à évoluer et à intégrer tous ces changements. Nous allons voir en quoi l’action de Nicolas Minorsky est déterminante dans le développement des oscillations non linéaires, autour de 1940.
Ce que nous avons détaillé au chapitre 6, p. 411.
Nous renvoyons à deux courtes notices biographiques : http://ece.clemson.edu/crb/misc/scientists/timoshenko.htm et http://smitu.cef.spbstu.ru/timoshenko_en.htm . La seconde page a été réalisée par l’Université Polytechnique d’Etat de Saint-Pétersbourg, où Timoshenko a été élève, puis professeur.
La première édition est publiée en 1928, la seconde en 1937. Nous renvoyons à la traduction française de la seconde édition : [TIMOSHENKO, S., 1939].
Un de ses anciens élèves, Stephen H. Crandall a laissé un témoignage sur Den Hartog, disponible sur http://books.nap.edu/html/biomems/jdenhartog.html
La première traduction française parait en 1936 : [DEN HARTOG, J.P., 1936]..
En rapport avec les méthodes présentées pour le calcul numérique des solutions approchées, Timoshenko cite deux ouvrages en russe, de Kryloff ([TIMOSHENKO, S., 1939], p. 132 et 133). A propos des "phénomènes plus compliqués" (comme les systèmes non linéaires forcés), il fait référence à un article de Van der Pol ([VAN DER POL, B., 1927] qui ne concerne pas les "oscillations de relaxations"), à la note d’Andronov de 1929 et aux travaux de Mandelstam et Papalexi (1931), Kryloff et Bogoliuboff (1934).