b. Les "analogues dynamiques"

Ses relations avec les physiciens Vannevar Bush et Theodore Von Karman sont significatives de son activité. Il correspond avec Von Karman, un connaisseur des problèmes non linéaires et une autorité scientifique 1275 . Minorsky a travaillé au MIT, dans le département d’ingénierie, dirigé par V. Bush. Bush peut être considéré comme le principal promoteur du calcul analogique, depuis Lord Kelvin. Il prônait un principe d’analogie qui peut se résumer ainsi : pour étudier les équations d’un problème, il faut mettre au point un système qui lui soit dynamiquement équivalent et dont la solution permette d’élucider le problème d’origine. Ce sont des systèmes analogues, modulo les constantes spécifiques de chaque système 1276 . Bush est célèbre pour son "Differential Analyser", réalisé en 1930, une machine mécanique permettant l’intégration de divers systèmes différentiels.

Dans une lettre à Von Karman, Minorsky explique le démarrage de son projet 1277 . En 1935, au MIT, il a eu l’idée de confectionner une machine électrique pour intégrer les équations différentielles. L’idée était d’utiliser "un analogue dynamique dans le but d’intégrer une équation différentielle du second ordre (linéaire et non linéaire)" 1278 . Alors, le "Dr V. Bush s’est intéressé à cette idée et un modèle très grossier de l’instrument a été construit" 1279 . Ceci traduit bien l’attention de Bush pour les nouveautés techniques susceptibles d’améliorer les dispositifs de calcul. Minorsky a lancé un étudiant sur le projet, M. Henshaw : c’est lui qui a construit la machine en question pour réaliser une étude de l’équation de Mathieu 1280 .

Minorsky publie une étude des analogues dynamiques et les possibilités d’en faire des moyens efficaces de calculs, en 1936. De manière assez surprenante, l’étude n’est parue publiquement qu’en France ! Une note à l’Académie des Sciences précède la publication étendue dans la Revue Générale d’Electricité 1281 . Le principe de Minorsky est assez simple. La machine de Bush calcule grâce à des "analogies cinématiques", dit-il. Il veut faire intervenir la dynamique. Pour expliquer son principe il prend l’exemple du pendule amorti, dont on connaît l’équation différentielle régissant le mouvement. Alors on peut envisager le problème d’"un point de vue légèrement différent et dire que le pendule amorti est susceptible de tracer l’intégrale générale d’une équation différentielle linéaire du second ordre à coefficients constants" 1282 . Le principe de Minorsky est de généraliser cela à n’importe quelle équation du second ordre, c’est-à-dire de chercher un "pendule" dont le mouvement représente la solution de l’équation. Rappelons qu’il a été formé comme ingénieur en électricité et sa maîtrise de ces dispositifs l’a certainement incité à imaginer un système électromagnétique 1283 . L’enregistrement du mouvement, par photographie par exemple, donne la solution. Pour les équations non linéaires, Minorsky détaille le principe permettant d’introduire la non linéarité voulue dans le dispositif.

Minorsky réalise des analogies où les mathématiques et la dynamique du système sont centrales, comme chez Van der Pol. Mais plus encore qu’avec Van der Pol, les analogies sont destinées au calcul et aux mathématiques des équations différentielles.

De 1936 à 1940, Minorsky s’occupe quasiment exclusivement de la stabilisation des navires pour la Marine, et délaisse la question des "analogues dynamiques". Ce n’est que lorsque le projet de la Marine est pratiquement à son terme, qu’il y revient. A Von Karman il dit avoir décidé de "passer en revue le sujet, en particulier au regard du fait que ma connaissance des circuits s’est considérablement étendue" 1284 . Il annonce que son "intérêt premier est centré sur les équations non linéaires" et ajoute : "Actuellement, je suis intéressé seulement par équations différentielles ordinaires – pas aux dérivées partielles – parce qu’elles sont les seules atteignables par l’"analogue", tel que je le conçois" 1285 .

Minorsky, à ce moment là, en 1940, est au carrefour du non linéaire, du calcul analogique et des mathématiques des équations différentielles. Le non linéaire est la motivation du projet car dans les dispositifs anti-roulis et de stabilisation réalisés pour la Marine, "la plupart des problèmes sont non linéaires" 1286 . Ceci explique le rapprochement qu’il engage avec Von Karman 1287 .

De 1940 à 1942, Minorsky se concentre donc à nouveau sur ses analogues dynamiques, avec une attention particulière pour les équations non linéaires. Ces deux années sont décisives et se font sans intention de se lancer dans un projet de recension des travaux sur les oscillations non linéaires, lequel sera commandé seulement en 1942.

Minorsky perfectionne sa théorie des analogues. Mais il le fait d’un triple point de vue, technique, physique et mathématique, qui va le conduire à la théorie des oscillations non linéaires et au point de vue de Poincaré. Dès le début de son projet, il avait signifié l’avantage qu’il donnait à ses machines par rapport au "Differential Analyser" de Bush ; il le répète à Von Karman :

‘"Le principal avantage de cet instrument, à mon avis, réside dans le fait qu’il est capable de donner toute la famille des courbes intégrales (en fait chaque oscillation du pendule donne une courbe) comme fonction d’un paramètre, alors qu’il faut un temps relativement long pour tracer les courbes intégrales sur des analyseurs différentiels mécaniques, même si la précision de ces derniers est probablement supérieure." 1288

Autrement dit, son instrument de calcul permet de donner un portrait global des solutions des équations différentielles et non pas d’intégrer une solution particulière avec précision. Le second point d’intérêt de ses analogues est qu’ils permettent de déterminer les singularités des équations, ce qu’il développe dans un deuxième temps.

Notes
1275.

En effet, ils échangent une correspondance pendant la guerre, au fil des années 1940-45. Minorsky soumet ses idées à Von Karman et le sollicite pour des conseils. Von Karman fera le déplacement au laboratoire de la Marine où Minorsky travaille à la stabilisation des navires. (Correspondance avec N. Minorsky, archives Von Karman, n° 20.34).

1276.

Sur V. Bush, ses travaux et le principe d’analogie, nous renvoyons à [RAMUNNI, G., 1989a], p. 31-32.

1277.

Cette lettre n’est pas datée, mais plusieurs indices laissent penser qu’elle a été écrite à la fin de l’année 1940. (Correspondance avec N. Minorsky, archives Von Karman, n° 20.34).

1278.

"idea of using a dynamical analogue for the purpose of integration of differential equations of the second order (linear and non linear)", Lettre de N. Minorsky à T. Von Karman, non datée, probablement de fin 1940 dans : Correspondance avec N. Minorsky, archives Von Karman, n° 20.34 (nous mettons en évidence).

1279.

"Dr V. Bush became interested in the idea and a very crude model of the instrument was completed", Lettre de N. Minorsky à T. Von Karman, non datée, probablement de fin 1940 dans : Correspondance avec N. Minorsky, archives Von Karman, n° 20.34.

1280.
L’équation de Mathieu est l’équation du type général :
(w, α sont des constantes).
1281.

Minorsky est en contact régulier avec la France : outre que sa femme est française, il a travaillé avec Langevin, et c’est probablement ce dernier qui a du le convaincre de publier en France (la note aux Comptes Rendus est d’ailleurs transmise par Langevin). Il reste difficilement compréhensible que Minorsky ne l’ait jamais fait paraître aux Etats-Unis, mais à distance, nous n’avons pas pu déterminer si une étude de Minorsky a été publiée et déposée dans les archives du MIT.

1282.

[MINORSKY, N., 1936b], p. 787.

1283.

Schématiquement le "pendule" est une petite bobine parcourue par un courant alternatif, placée dans un solénoïde lui-même parcouru par un autre courant alternatif ; c’est un mouvement de rotation sur lui-même et non pas un balancement.

1284.

"I decided to review this subject, particularly in view of the fact that my own knowledge of electronic circuits has extended considerably", Lettre de N. Minorsky à T. Von Karman, non datée, probablement de fin 1940 dans : Correspondance avec N. Minorsky, archives Von Karman, n° 20.34.

1285.

"at present I am interested only in ordinary – not in partial – differential equations since only these are within the reach of the analogue as it is conceived by me at present", Lettre de N. Minorsky à T. Von Karman, non datée, probablement de fin 1940 dans : Correspondance avec N. Minorsky, archives Von Karman, n° 20.34 (souligné dans le texte).

1286.

Lettre de N. Minorsky à Von Karman, 21 octobre 1940 : "most of our problems are non linear". (Correspondance avec N. Minorsky, archives Von Karman, n° 20.34).

1287.

Plus précisément, il contacte Von Karman pour lui demander une copie de "The engineer grapples with non linear problems", ibid., (Correspondance avec N. Minorsky, archives Von Karman, n° 20.34).

1288.

"The principal advantage of this instrument, in my opinion, lies in the fact that it is capable of giving the whole family of integral curves (in fact each oscillation of the pendulum gives one curve) as a function of a parameter, whereas it takes relatively long time to trace these integral curves on mechanical differential analysers, although the accuracy of the latter is probably higher.", Lettre de N. Minorsky à T. Von Karman, non datée, probablement de fin 1940 dans : Correspondance avec N. Minorsky, archives Von Karman, n° 20.34