d. Le rapport de 1944 et conséquences

Le travail de Minorsky à partir de 1942, sur commande de la Marine, est de réaliser une synthèse des travaux mathématiques susceptibles d’intéresser son employeur. On peut dire que la Marine a su choisir le bon interlocuteur. La coïncidence de circonstances est étonnante et il est difficile de dire ce qui pèse dans la décision parmi ceux-ci : Minorsky parle russe et français, son projet de stabilisation de navire a été interrompu 1297 et il est donc sans autre projet avec la Marine ; il connaît V. Bush, le coordonnateur des recherches scientifiques durant la guerre, correspond avec Von Karman, dont le texte sur le non linéaire a suscité beaucoup d’intérêts. Minorsky manifeste un constant souci de travailler dans la recherche pour le militaire 1298 . En outre, il vient de se frotter aux travaux soviétiques, mais il est difficile de dire si cela a une quelconque importance dans la constitution du projet de 1942.

Le rapport produit en 1944 pour la Marine, et publié pour le public des chercheurs en 1947, contient l’essentiel des méthodes topologiques, des méthodes de Kryloff et Bogoliuboff et les travaux sur la stabilité, dans la veine des considérations de Lyapounov, traduits en anglais. Trois remarques s’imposent.

Premièrement, il porte les marques de Minorsky et de la Marine. Les explications préliminaires de Minorsky montrent que le rapport est destiné à la fois aux mathématiciens et aux ingénieurs : Minorsky pratique depuis longtemps ce mélange de mathématiques et de technique et il décrit souvent "la brèche entre les mathématiciens et les ingénieurs" qui "est assez large" 1299 . Minorsky inclut les exemples qu’il connaît : stabilisation et contrôle non linéaire des navires.

Deuxièmement, il rompt avec la spécialisation disciplinaire, qu’on a pu constater avant guerre. Même si Minorsky privilégie la Mécanique, il introduit des méthodes pour les équations différentielles non linéaires, dont il montre qu’elles sont utilisables par tous les ingénieurs et indispensables pour ne pas perdre l’essence des phénomènes non linéaires 1300 .

Enfin, dernier point remarquable, il n’est plus du tout question d’analogues dynamiques. Le rapport est plus orienté vers des méthodes immédiatement opérationnelles et les analogues n’ont pas leur place, car ils sont restés au stade de la théorie. Cette absence est sans doute à l’origine de l’idée selon laquelle Minorsky n’a été qu’un simple traducteur des travaux soviétiques.

Pourtant, Minorsky continue de s’intéresser à ses "analogues" et communique à Von Karman, en 1946, sa mise à jour : "Note on graphical integration of ordinary differential equations by analogues" 1301 . Il réfléchit encore aux moyens d’améliorer les performances théoriques des analogues. Les deux années passées à recenser les travaux soviétiques sur les oscillations non linéaires ont légèrement modifié sa perception du problème. Les aspects qualitatifs sont beaucoup plus affichés.

‘"Une fois que le mouvement est produit, on a l’image qualitative des solutions. Dans ce cas, le fait que les solutions sont connues, disons à 1 ou 2 pourcent de précision, ne sera probablement d’aucune importance tant que le principal objet de ces études sera d’initier un argument purement mathématique une fois que l’aspect général qualitatif des courbes intégrales a été validé." 1302

Les relations à la physique sont soulignées. Minorsky insiste sur le fait que "l’analogue produit un vrai phénomène physique, une oscillation d’un système dynamique" 1303 . Il défend ce point en rapport avec les singularités notamment, en affirmant que les concepts mathématiques tels que les cycles limites, ou d’autres concepts d’origine physique, apparaissent naturellement dans le système, alors que les autres systèmes de calculs les traitent plus difficilement : il vise, en 1946, la machine de Bush, mais aussi les systèmes "arithmétiques", c’est-à-dire les futurs ordinateurs 1304 .

Dans l’esprit de Minorsky se superposent plusieurs problèmes : les mathématiques et les "sciences appliquées", lorsqu’elles travaillent de concert, peuvent être fructueuses aux deux. Et il juge regrettable que l’écart entre mathématiciens et techniciens soit devenu important. Sa défense des analogues s’inscrit dans l’idée qu’ils fournissent des images physiques, utiles pour les mathématiques. L’étude systématique des analogues qu’il appelle de ses voeux, renvoie donc à une conception dans laquelle, la physique doit avoir une rôle actif dans le développement des mathématiques. Pour Minorsky, l’exemple de l’équation de Van der Pol, qui a stimulé une recherche sur les méthodes topologiques des équations différentielles, en est une bonne illustration 1305 .

Notes
1297.

Minorsky affirme que 90% du projet était terminé, en novembre 1940. Lettre de N. Minorsky à Von Karman, 18 septembre 1945 (Correspondance avec N. Minorsky, archives Von Karman, n° 20.34).

1298.

Son curriculum vitae explicite les multiples projets réalisés avec la Marine (russe, puis américaine). Après la seconde guerre mondiale encore, il fait des demandes pour occuper un poste au service de la défense nationale américaine (Lettre de N. Minorsky à Vannevar Bush, non datée, au sujet de son rapport au président ; lettre de N. Minorsky à Von Karman, du 18 septembre 1945, sur le même sujet. Archives Von Karman, n° 20.34).

1299.

Cette citation est tirée d’une lettre de N. Minorsky à Von Karman du 3 octobre 1944 : "the gap between the mathematicians and the engineers is quite wide". Minorsky s’en plaint souvent. En 1943 il a soumis un article au Quarterly of Applied Mathematics, ("Quasi-discontinuous Relaxation oscillations") : l’article contenant des circuits électriques a été confié à un relecteur spécialisé. Minorsky a écrit sept pages de critiques à propos des commentaires du relecteur, expliquant en substance que, visiblement, le relecteur ne connaît rien aux mathématiques.

1300.

C’est en substance, le message donné en préface et introduction (p. 1) de son ouvrage publié en 1947, [MINORSKY, N., 1947].

1301.

Lettre de N. Minorsky à Von Karman du 27 mars 1946 (Archives Von Karman, n° 20.34).

1302.

"Once this motion is produced, one has by this very fact the qualitative picture of solutions. In this case the fact that the solutions are known to within say, 1 or 2 per cent of accuracy, will be probably of no importance inasmuch as the principal object of these studies will be to initiate a purely mathematical argument once the general qualitative aspect of integral curves has been ascertained.", note attachée à la lettre de N. Minorsky à Von Karman (27 mars 1946), p. 35. (Archives Von Karman, n° 20.34).

1303.

"[…] the analogue produces a real physical phenomenon, an oscillation of a dynamical system.", ibid., p. 33.

1304.

Ibid., p.33.

1305.

‘It cannot be denied that mathematics, at least in the early stages of its development, did not get a beneficial stimulus from some kind of physical "images" [...] Viewed from this stand point a systematic study of analogues may not only bridge the gaps separating the mathematician and the engineer but may, in some cases, orient a purely analytical argument as well.", ibid., p. 34.