a. Quelques exemples

Rappelons que l’école Lefschetz est née dans l’effort de guerre. Lefschetz a été consultant au David Taylor Model Basin et a de fréquents rapports avec Minorsky. Tous deux ont approché l’Office of Naval Research pour initier un "Project on Differential Equations". L’intention de Lefschetz était double : produire des recherches dans le domaine et former de jeunes scientifiques pour aller faire des mathématiques dans l’industrie et la défense 1312 . Le projet débute en 1942, et progressivement le qualitatif vient à dominer les analyses produites. Malheureusement, beaucoup des jeunes formés sont restés dans le monde académique. Lorsque le complexe militaro-industriel s’en mêle et crée le RIAS, la situation a évoluée. A l’heure actuelle cependant, il n’existe pas d’étude approfondie des rapports avec les ingénieurs et la place du calcul analogique ou numérique dans ce cadre institutionnel.

La situation en URSS est encore plus obscure, mais les méthodes topologiques n’y sont pas problématiques. C’est le champ historiographique de la science du non linéaire en URSS, dans son ensemble et dans ses détails, qui est encore très peu exploré. Il promet d’être extrêmement intéressant. En effet, Andronov décède en 1952, mais son école est bien active sur des questions techniques d’actualité, comme la théorie du contrôle et l’automatique 1313 . Depuis les années 1930, les problèmes de fluctuations, l’effet des bruits parasites dans les systèmes auto-oscillants font aussi l’objet d’études 1314 . Selon Diner, à propos des pôles de recherches d’Andronov à Gorki, et d’autres répartis en URSS :

‘"Il va sans dire que la force scientifique de ces écoles a totalement contribué à la formation de générations d’ingénieurs très qualifiés, qui sont responsables de l’ensemble des créations du complexe militaro-industriel, des tanks sans vibration de la Seconde guerre mondiale aux spoutniks." 1315

Du côté de Kiev, le flambeau est repris par Yuri Mitropolsky qui va perpétuer l’école de Kiev, avec Bogoliubov. Le manque d’analyses des multiples connexions entre disciplines, des rapports avec la technique et les ingénieurs, des réseaux scientifiques, constitue la principale lacune de notre histoire.

Le cas de la France va nous occuper plus longuement, pour la période postérieure à 1950, car une petite école d’oscillations non linéaires s’est développée, délaissée par l’historiographie. Entre temps, dans les années 1940, deux scientifiques s’occupent des questions d’oscillations : Yves Rocard (1903-1992) et Jules Haag. Rocard s’intéresse aux oscillateurs en relation à certains problèmes techniques d’ingénieur. En 1928, après sa thèse de physique, il accepte une proposition de La Radiotechnique, et travaille dans l’une des meilleures compagnies françaises de radio, au développement des lampes triodes : c’est un chercheur industriel 1316 . Mais Rocard a plusieurs centres d’intérêt, et une fascination particulière pour la Mécanique des vibrations. Il s’intéresse d’abord aux questions de stabilité des automobiles 1317 et des locomotives 1318 . Rocard est aussi devenu un personnage important dans l’aviation française grâce à ses procédés efficaces de stabilisation des ailes d’avion, mis au point dans l’urgence de la guerre 1319 . A travers ses ouvrages importants, dont Théorie des oscillateurs de 1941 et Dynamique générale des vibrations 1320 de 1943, Rocard est une autorité en la matière 1321 . Mais les méthodes qualitatives ne sont présentes : ce sont les oscillations de relaxation, la référence à Van der Pol et Liénard qui dominent les conceptions les plus avancées, théoriquement 1322 .

Les considérations de Haag connaissent le même défaut. Haag est pourtant beaucoup plus préoccupé de méthodes mathématiques fines, importantes dans son domaine, la chronométrie. Là encore, la perspective des années 1930 persiste 1323 . Cependant, il faut rappeler la situation précaire en France, le manque de communications et d’activité scientifique, durant les années 1940-44. Cela explique en grande partie l’atonie et l’inertie des recherches sur le sujet, même après la guerre.

Notes
1312.

Voir [AUBIN, D., 1998a], p. 246-7.

1313.

On peut consulter un court texte sur le développement de l’ingénierie du contrôle en URSS : [BISSELL, C., 1998].

1314.

Le texte "fondateur" a été rédigé par Andronov, Pontryagin et Vitt en 1933 et s’intitule : "Sur le traitement statistique des systèmes dynamiques", voir [DINER, S., 1992], p. 343.

1315.

[DINER, S., 1992], p. 344.

1316.

Les contributions scientifiques et institutionnelles de Rocard ont été analysées par D. Pestre dans sa contribution ("La création d'un nouvel univers physicien, Yves Rocard et le laboratoire de physique de l'ENS, 1938-1960") au recueil édité par J.-F. Sirinelli, Ecole Normale Supérieure, le livre du bicentenaire : [PESTRE, D., 1994].

1317.

Dans ses Mémoires sans concessions, Rocard dit avoir un ami qui travaillait chez Citroën : [ROCARD, Y., 1988], p. 30-40.

1318.

Après l’accident spectaculaire de St-Hélier (déraillement d’un train en pleine ligne droite), Rocard est appelé dans la commission d’experts. La commission aboutira à la conclusion que la stabilité des wagons est mal étudiée et va créer une dynamique dans l’étude mathématique de la stabilité des chemins de fer. Voir [RIBEILL, G., 1998] pour une étude générale de la question de la stabilité dynamique des chemins de fer, et [ESCUDIE, B., RAMUNNI, G., 1992], concernant l’analyse scientifique et l’avancée dans l’étude des systèmes, générés par cet accident et les expertises de Rocard et E. Julien ([JULIEN, E., ROCARD, Y., 1935]).

1319.

Voir [ROCARD, Y., 1988], p. 40-42 et [PESTRE, D., 1994].

1320.

Pour les deux ouvrages cités : [ROCARD, Y., 1941 / 1943]. Rocard avait également publié antérieurement une synthèse sur les "auto oscillations dans les systèmes hydrauliques" [ROCARD, Y., 1937] (les auto oscillations en question ne correspondent pas aux concepts d’Andronov).

1321.

Le manuel Physique des vibrations à l’usage des ingénieurs, de A. Fouillé (préfacé par Rocard, [FOUILLE, A., 1954]), montre l’aura dont Rocard dispose dès qu’il s’agit des questions pratiques des oscillations.

1322.

Voir par exemple la préface de [ROCARD, Y., 1941].

1323.

Ses deux volumes sur Les mouvements vibratoires englobent les principales méthodes utilisées en chronométrie et leurs possibles applications générales. [HAAG, J., 1952 / 1955].