b. Vogel et la théorie des oscillations discontinues

En 1947, Vogel se préoccupe de la théorie des oscillations, et construit la théorie des oscillations "discontinues", depuis plusieurs années 1346 . Sa théorie et ses exposés permettent d’expliciter ses choix pour le point de vue qualitatif : ils sont fortement associés à un cadre épistémologique défini par Vogel et au calcul analogique. Les affinités avec les idées de Minorsky méritent d’être soulignées.

Son intervention 1347 au colloque international de Porquerolles en 1951 nous montre l’originalité de son analyse. Vogel s’intéresse aux oscillations "discontinues", qu’il baptise "oscillations de déferlement" : ce sont les phénomènes tels que le déferlement des vagues, ce qui en explique le nom. Les caractéristiques de ce problème le poussent vers la topologie. Il précise d’abord qu’elles ne sont pas mathématiquement discontinues :

‘"Un examen plus attentif montre évidement que, pour brusque que soit la transition entre deux phases dans un tel phénomène, elle ne constitue pas en toute rigueur une discontinuité mathématique ; celle-ci apparaît (dans la mesure où l’on admet l’origine expérimentale des notions mathématiques) comme une sublimation de l’observation [...]" 1348

L’argument est important car il lui permet de considérer que ces oscillations sont continues et de recourir aux mathématiques du continu, des équations différentielles. Mais, des non linéarités très importantes sont en jeu, et les méthodes de Van der Pol ne suffisent plus :

‘"A côté de sa méthode du petit paramètre, conçue pour les équations assimilables à des équations linéaires troublées, Poincaré a ouvert une voie toute différente qui pénètre beaucoup plus avant dans la connaissance profonde des phénomènes, tout en restant, semble-t-il dans une certaine imprécision numérique qui lui feront, du point de vue quantitatif, préférer la précédente (encore qu’il soit peut-être permis d’en appeler de ce jugement communément admis) : il s’agit de la discussion topologique des trajectoires d’équations différentielles." 1349

Le discours et le problème posé sont assez peu conventionnels. Il poursuit :

‘"[...] La discussion est dirigée de façon à mettre en lumière, avant tout, les conditions de possibilité de solutions périodiques (sans lesquelles il n’y a pas d’oscillations à proprement parler), et leur nature qualitative ; mais on espère obtenir, par la même méthode, des informations sur la façon dont ces solutions dépendent d’une déformation topologique de l’espace de représentation, ou, ce qui revient au même, de la constitution du système physique considéré.’ ‘[...] ce n’est pas un résultat mathématique nouveau que l’on désire apporter, mais un mode de schématisation de phénomènes physiques que l’on propose, et qui doit avant tout paraître acceptable." 1350

Ces quelques lignes montrent à quel point Vogel sent le besoin de se justifier et laissent penser que l’utilisation d’arguments qualitatifs parmi les physiciens et ingénieurs est loin d’être acquise.

Vogel expose ensuite sa théorie en partant d’un système électronique, un multivibrateur. La démarche est simple : il établit les équations régissant les comportements, puis en fait une analyse topologique (par section de Poincaré, analyse des singularités, et recherche des solutions périodiques). L’ultime étape est la confrontation avec l’expérience.

La théorie de Vogel est à la fois mathématique et physique. La théorie topologique indique et explique les comportements qui ne sont visualisables que sur l’écran de l’oscilloscope. Il ne fait aucun calcul sur les équations différentielles : c’est en quelque sorte le dispositif expérimental qui "calcule" et réalise les parties quantitatives de l’analyse. La théorie de Vogel ne serait pas complète sans cette dimension expérimentale.

On retrouve une pratique proche de celle de Minorsky, où la topologie est utilisée non sans raison expérimentale. A la différence de Minorsky il est possible de comprendre cette pratique à l’aune d’une épistémologie dont il donne quelques indices, le premier étant cette idée d’"origine expérimentale des notions mathématiques". Dans une note personnelle 1351 sur l’ouvrage de François Le Lionnais, Les grands courants de la pensée mathématique, il est très incisif. Reprenant la citation d’André Weil ("L’étude de la nature, autrefois l’une des principales sources de grands problèmes mathématiques, semble, dans les dernières années, nous avoir emprunté beaucoup plus qu’elle ne nous a rendu"), Vogel remarque : "Ne voit-il pas qu’il s’agit là d’un des ‘risques de famine’ qu’il signale lui-même à la garnison du réduit inexpugnable du formalisme ?". Vogel défend un certain empirisme en mathématique.

‘"Pendant longtemps, le mathématicien a cherché à créer des êtres mathématiques permettant de construire un monde qui sous-tende le monde réel [...] La connaissance d’un être mathématique était ainsi apparentée, il est vrai, à celle (imparfaite mais perfectible) que l’on peut avoir d’un être physique."’

Il critique le "jeu formaliste" et, tout en stigmatisant les physiciens, ajoute que les résultats en sont difficilement applicables car

‘"[…] il n’y a que peu de probabilité pour que le physicien, dont la culture mathématique retarde d’un demi-siècle, propose de lui-même une partie qui se révèle intéressante : celles qui l’ont été autrefois, ce sont des mathématiciens tels qu’Euler, Gauss, Fourier ou Poisson qui sont allés eux-mêmes en choisir les données".’

Son épistémologie explicitée est en accord avec sa pratique, résultat d’un parcours singulier, d’une réflexion personnelle et d’une triple compétence d’ingénieur, de physicien et de mathématicien.

Sous l’impulsion de Vogel, qui est le seul à travailler sur le sujet dans son laboratoire, va se mettre en place une recherche sur les oscillations non linéaires. Nous allons voir comment les caractéristiques dégagées à partir de la pratique de Vogel diffusent, font école.

Le premier "élève" de Vogel est Lefteri Sideriades, qui commence une thèse de Docteur-Ingénieur au CRSIM en 1954, dirigé par Canac. Sideriades est d’origine russe, mais a fait toutes ses études en France, où il a obtenu son diplôme d’ingénieur de l’Ecole Nationale Supérieure des Téléommunications, et, en parallèle, une licence en mathématiques et en Mécanique 1352 .

Il fait sa thèse sur les "Méthodes topologiques appliquées à l’électronique" et la soutient en 1956. Mathématiques de Poincaré et circuits électroniques alternent dans cette étude qui porte autant sur les études des équations différentielles que sur les systèmes comme les multivibrateurs. L’introduction de Sideriades suffit à faire comprendre qu’il est dans la droite ligne des travaux de Vogel. Cependant, Sideriades est moins explicite et moins direct que Vogel quant à ses conceptions sur les mathématiques, mais quelques remarques suffisent à deviner que les "mathématiques expérimentales" ne sont pas loin. En fait, la thèse est intégrée dans une épistémologie classique où l’expérience suit la théorie. Sideriades relance plusieurs fois l’idée qu’il veut "maintenir constamment le lien entre la théorie et l’expérience" 1353 . Mais la théorie ici est une théorie mathématique ; bien sûr elle est destinée à expliquer le comportement des circuits, mais l’expérience sert aussi à vérifier ce qui est avancé mathématiquement. Dans la thèse, cette possibilité n’est explicitée que dans une courte note de bas de page, en tête du chapitre intitulé "Etude mathématique des systèmes non linéaires du deuxième ordre". Sideriades dit :

‘"La méthode présentée est une extension de la méthode des isoclines. Elle n’est donc qu’une méthode approchée pour le tracé graphique des courbes intégrales. [...] Une telle solution est propre à satisfaire le Physicien, l’Ingénieur. De toutes façons, la vérification expérimentale, indispensable, est là pour assurer la sécurité que le Mathématicien demande d’ordinaire à la rigueur de son raisonnement." 1354

Dans sa pratique on devine que Sideriades a joué allègrement des mathématiques et des circuits, utilisés alternativement comme calculateurs analogiques et comme dispositifs de tests des théories. Dans l’exercice, l’oscillographe permet de visualiser simplement les résultats : en fait, le dispositif permet de visualiser la dynamique du système et la géométrie des solutions qui sont justement les objets des analyses mathématiques.

On retrouve les constantes que nous avons mises en évidence. On peut ajouter que Sideriades est intéressé par les systèmes de calcul : à côté de la théorie des oscillations, il a réalisé un "multiplicateur de tension pour calculatrice numérique" 1355 . Plus que cela, sa maîtrise de la théorie des oscillations lui permet d’envisager la construction de circuits électroniques destinés au calcul d’intégrales 1356 .

Sideriades pratique également l’analogie comme moyen de résoudre les problèmes et utilise les méthodes mathématiques sur un problème de cheminée d’équilibre par exemple 1357 . Il développe de surcroît des études des points singuliers de l’espace à trois dimensions 1358 . Les mathématiques et les expériences font bon ménage, mais ses articles sont rédigés selon une épistémologie très conventionnelle, certainement pour ne pas déplaire.

Sideriades quitte le laboratoire en 1960, pour la faculté des sciences et continue d’y travailler régulièrement. Mais déjà une dynamique s’est installée au laboratoire et de nouveaux étudiants arrivent, perpétuant cette pratique, tout en la faisant évoluer, jusque dans les années 1970. La dynamique s’amplifie sous l’effet de diverses évolutions au laboratoire. En 1958, Vogel est nommé directeur du CRSIM : la "Dynamique théorique", c’est ainsi qu’il appelle les théories et la pratique des oscillations non linéaires, devient une section plus autonome 1359 . Un nouveau chercheur fait son apparition : en 1958, José Argémi commence ses travaux sur l’étude topologique des oscillations d’un circuit à transistors et les multivibrateurs à transistors 1360 .

Notes
1346.

Il est impossible de dire exactement depuis quelle date, mais il le signifie dans une "Note sur les travaux de Th. Vogel" de 1947 (Archives du LMA).

1347.

Intitulée "Topologie des oscillations à déferlement", [PERES, J., 1951], p. 237-256.

1348.

[PERES, J., 1951], p. 237 (nous mettons en évidence).

1349.

[PERES, J., 1951], p. 238.

1350.

Ibid., p. 238.

1351.

Archives personnelles de Th. Vogel, 46 ii 48. Toutes les citations suivantes sont tirées de ce texte.

1352.

Dossier Sideriades, archives LMA.

1353.

Ce credo est réaffirmé plusieurs fois, notamment page 31 et page 132, [SIDERIADES, L., 1956].

1354.

[SIDERIADES, L., 1956], p. 73.

1355.

Dossier Sideriades et procès-verbal du comité de direction, 29 juin 1957. Archives LMA.

1356.

Rapport au comité de direction du 20 juin 1959. Archives LMA.

1357.

Dans sa thèse il explique que ses résultats sur les équations différentielles sont généralisables à tout système physique, par analogie ([SIDEARIADES, L., 1956], p. 31). A propos des cheminées d’équilibre le problème est le suivant : dans certaines usines hydroélectriques, il existe une conduite qui achemine l’eau d’un réservoir vers la génératrice (turbine) plus bas. Une cheminée, dans laquelle l’eau peut monter, placée au niveau de la turbine sert à équilibrer le débit de la turbine, à condition d’être bien calibrée : il s’agit de régler les paramètres pour entrer dans un régime stable. Les méthodes topologiques appliquées aux équations permettent d’analyser le système. En outre, une machine électronique pour multiplier les signaux a été construite pour répondre à ces questions et un modèle réduit testé (Entretien avec M. Jean, 30 janvier 2003). EDF est intéressé par le projet et y participe (rapport au comité de direction, 20 juin 1962). Ces travaux vont valoir une certaine notoriété à Sideriades, en URSS surtout.

1358.

Rapport au comité directeur, 30 juin 1959. Archives LMA.

1359.

Auparavant, la théorie des oscillations était intégrée au département d’"Acoustique théorique".

1360.

Il passe d’abord un Diplôme d’Etudes Supérieures en électronique (conseil de direction du 15 septembre 1958), puis travaille sur les multivibrateurs (Rapport au comité de direction, 30 juin 1959). Archives LMA.