8.6. Un premier bilan : le chaos et le calcul

Les oscillations non linéaires se sont donc développées, au moins en partie, au carrefour des mathématiques des systèmes dynamiques et d’une pratique scientifique combinant mathématiques, physique et calcul analogique. Nous avons très peu évoqué la place du calcul digital, mais dans le cheminement vers la topologie et le qualitatif, il est de moindre importance. Nées dans les années 1930 ces oscillations sont surtout un produit de physiciens, qui ont développé une sensibilité de mathématiques expérimentales. Epistémologiquement, ils s’appuient sur une conception empirique des mathématiques, explicitée très clairement par Vogel.

Le calcul analogique illustre à la fois l’importance de cette épistémologie des mathématiques et la pratique des analogies mathématiques depuis Van der Pol. Le calcul digital possède des racines communes et a autorisé le développement d’autres questions, comme nous le verrons au chapitre suivant.

Grâce au calcul analogique et au travail de Minorsky, les méthodes de Poincaré se sont diffusées hors d’URSS. Il a permis le maintien et le développement de ces mathématiques et leur utilisation pour les études des phénomènes dynamiques. L’ère du chaos doit énormément à l’impulsion de Minorsky, autant qu’aux considérables travaux de l’école d’Andronov et aux autres pôles de recherches soviétiques. Ceci explique encore que Poincaré est encensé pour ses recherches sur les équations différentielles, avant 1975. Lors de l’anniversaire de 1954, lors du congrès d’Histoire des Sciences en 1968, où Mitropolsky explique l’importance des idées de Poincaré pour les oscillations non linéaires en URSS 1400 .

Les prolongements de ces recherches sont toujours le fait de physiciens. Argémi et Ueda sont directement intégrés au champ de recherche du chaos. On peut pareillement mettre en perspective les travaux de Rössler. Sans être connectés directement aux contextes présentés, il a développé une même sensibilité de physicien, d’expérimentateur des mathématiques, grâce au calcul analogique. On a vu l’importance de la pensée analogique, de ses connaissances en théorie des oscillations, en électronique en particulier. Robert Shaw et Yves Pomeau participent du même état d’esprit, mais débutent plus abruptement dans le domaine de la dynamique. Seul Shaw poursuit le travail sur calculateur analogique après 1980, dans une problématique très particulière. En 1984, dans son Le robinet qui fuit comme système chaotique modèle 1401 , il propose une nouvelle façon d’envisager la modélisation des systèmes chaotiques. Pour modèle, il prend un robinet qui fuit, dont on peut faire varier le débit. Il récupère les données (chute d’une goutte au temps t) en considérant le système comme une boite noire. En parallèle, il réalise des simulations d’équations avec paramètres sur ordinateur analogique : le but est de faire varier les paramètres sur l’ordinateur analogique de manière à reproduire les données de la fuite. Ainsi, une représentation de la dynamique du phénomène est esquissée, directement à partir des mesures. Il ne cherchera pas un modèle fondamental pour expliquer pourquoi et comment l’écoulement se produit, mais se contente de cette simulation du phénomène et sa description en terme des équations et des paramètres trouvés empiriquement. Cela rappelle les "modèles électriques" du cœur de Van der Pol. L’idée est ensuite abandonnée, sans doute parce que le programme d’ordinateurs analogiques est définitivement abandonné 1402 .

Notes
1400.

[MITROPOLSKY, Y.A., 1968]. Nous renvoyons à la citation dans le chapitre 1, page 21.

1401.

The dripping faucet as a model chaotic system : [SHAW, R.S., 1984]. On peut également consulter [Gleick, J., 1989] pour plus de détails sur cet épisode.

1402.

Quelques années plus tard, des scientifiques reviendront sur le problème avec les moyens des ordinateurs numériques. L'intérêt du dispositif se fixe progressivement autour du scénario de transition vers les régimes chaotiques. Les scénarios les plus classiques sont testés, mais il y a une volonté de préciser toujours plus la transition. Voir par exemple : [NEDA, Z., BAKO, B., REES, E., 1996].