c. L’ordinateur dans la science

De l’analogique au numérique, l’intérêt de Hénon pour le calcul et ses connaissances sur les calculateurs expliquent en grande partie les démarches et la pensée "physiciennes" : on la retrouve dans son utilisation de l’ordinateur dans la science, mais aussi, par exemple, dans sa conception de chaos. En effet, il en donne une définition très opérationnelle, visuelle et empirique : sur l’exemple des surfaces de section bidimensionnelles, le chaos correspondrait à la diffusion d’une trajectoire dans l’espace, alors qu’un comportement non chaotique serait illustré par un arrangement des points sur des courbes régulières 1420  ; on peut y ajouter la propriété de divergence des trajectoires voisines.

Hénon est très rapidement conscient de l’opportunité de la démarche, de son originalité aussi.

Pour lui, ce type d’expériences expliquerait d’ailleurs quelques points d’histoire :

‘"’Pourquoi le chaos n’a-t-il pas été découvert 100 ans plus tôt ?’. C’est une question qui m’a toujours intrigué. L’absence d’ordinateurs n’est absolument pas une explication ; les astronomes faisaient déjà à la main des calculs bien plus longs que l’exploration numérique d’un simple mapping [...] Même avec les techniques de l’époque, il n’aurait fallu que quelques jours de travail pour mettre en évidence un attracteur étrange, par exemple. Je me demande si l’explication fondamentale n’est pas que le concept même d’expérimentation numérique n’existait pas. C’est une approche qui ne venait à l’idée de personne. La seule méthode concevable était analytique : écrire les équations du problème, puis s’échiner à en trouver la solution générale. Il est assez fascinant de constater sur cet exemple à quel point les modes intellectuelles, les habitudes de pensée peuvent influer sur le développement de la science !" 1421

Plus que l’ordinateur, c’est une évolution dans les conceptions du calcul et de son utilisation qui aurait marqué l’histoire du chaos. Cette idée est très proche de ce que nous avons démontré au sujet de la place de l’analogie et du calcul analogique dans la théorie des oscillations non linéaires. Ici, le calcul analogique a fortement inspiré le cadre épistémologique de Hénon.

Tout le monde ne partage pas ces conceptions (Hénon ne s’en cache pas). Avec l’analyse plus générale de l’évolution du calcul numérique, nous pourrons mettre l’épistémologie de Hénon en parallèle avec celles d’autres partisans de ces mathématiques expérimentales et tenter d’expliquer les différences de position. On peut également mettre en perspective sa position relativement aux mathématiques abstraites, celles de Bourbaki en particulier, qui le "rebutait un peu" 1422 . L’inverse est aussi vrai : de l’aveu de Hénon, aucun mathématicien ne s’est intéressé directement à ses travaux (avant l’euphorie des années 1970), sauf un, le russe Vladimir Arnold. Rencontré lors du séjour d’Arnold à Paris en 1963-64, Hénon l’a approché et Arnold lui a suggéré divers problèmes à tester sur ses machines 1423 .

Malheureusement, Hénon n’a pas fait véritablement école ; il n’en avait peut-être pas l’envie. Dans le laboratoire de Nice, Froeschlé (qui a fait sa thèse sous la direction de Hénon) et Scheidecker se sont inscrits dans la perspective des systèmes dynamiques et ont participé aux débats sur la stochasticité et le chaos à partir de 1975. Selon toute vraisemblance, Hénon a eu plus d’influence par ses résultats publiés que par la transmission directe de sa pratique. De même, dans la diffusion de la simulation numérique, il n’aura été qu’un maillon parmi d’autres. Les méthodes de Poincaré et Birkhoff ont sans doute davantage profité du vecteur des publications pour se diffuser au niveau des astronomes. Au croisement de ces deux pratiques, Hénon a donné en 1982, une méthode permettant de faciliter le calcul numérique des sections de Poincaré. Outre ces publications, son intervention à l’école d’été des Houches, en 1981 1424 , a sans doute marqué les auditeurs, mais, à ce moment là, la simulation numérique est déjà devenue courante, en particulier dans le domaine du chaos.

Notes
1420.

Entretien avec M. Hénon, 17 mars 2004.

1421.

Lettre de M. Hénon à François Lurçat, 18 février 1999 (nous mettons en évidence). Archives personnelles de M. Hénon.

1422.

Entretien avec M. Hénon, 17 mars 2004. Il affirme ne pas avoir voulu entrer dans des lectures de mathématiques trop "abstraites" et dit : "je préfère une démarche inverse à celle de Bourbaki, c’est-à-dire partir de choses concrète et généraliser".

1423.

Hénon est assez élogieux à propos d’Arnold, dont il dit qu’il était très intéressé par les expériences numériques. En 1965, Arnold lui a écrit une longue lettre (10 pages) explicitant différents problèmes susceptibles d’être traités par ces moyens. En outre, pour reprendre Hénon, Arnold "parlait le langage des physiciens" (entretien avec M. Hénon, 17 mars 2004). Issu d’une formation et d’une culture privilégiant ce rapport de la physique et des mathématiques, à l’opposé de beaucoup de "puristes" français, il est facile de comprendre qu’Arnold se soit intéressé à cette démarche. Hénon a publié une étude suivant une de ces recommandations : [HENON, M., 1966d].

1424.

Hénon donne un cours intitulé : "Numerical exploration of Hamiltonian systems", [IOOSS, G., HELLEMAN, R.H.G., STORA, R., 1983], p. 53-170. C’est en quelque sorte un bilan des recherches depuis 1962, sur les expériences numériques des systèmes dynamiques Hamiltoniens.