b. Des expériences de mathématiques

Lorsque Ulam discute des expériences réalisées sur les machines électroniques, en 1959 1436 , il les présente comme des "aides heuristiques" ; surtout, il les compare, en introduction, à des expériences manuelles que l’on réalise habituellement en mathématique, en théorie des nombres en particulier, à la différence près que les calculs sont plus rapides. Il s’agirait donc de prolonger ces efforts, de faire des tests en plus grands nombres, pour se donner une image plus claire d’un problème. De ce point de vue, on peut considérer ces expériences comme une très légère entorse aux pratiques des mathématiciens.

Cependant, les exemples suivant cette discussion, surtout lorsqu’il s’agit des problèmes de la physique mathématique et des méthodes Monte-Carlo, s’écartent de ce premier modèle. L’expérience est une simulation numérique et relève de beaucoup plus d’empirisme. En outre, la question des erreurs de calcul, dues aux approximations de la méthode ou bien au dispositif physique, est éludée volontairement par Ulam.

Les intentions d’Ulam sont plus clairement exposées dans ses réflexions de 1976. La physique mathématique et la physique théorique sont déconnectées des autres problèmes intéressants les mathématiciens. Dans le premier cas, les expériences sur les ordinateurs sont discutées et mises en perspectives avec les premières réalisations très empiriques, dans l’immédiat après-guerre, pour les mathématiques "pures" le discours est plus modéré 1437 .

Il n’y a pas à douter que Ulam a conscience des problèmes soulevés par ces expériences et il pèse ses mots. Au sujet des erreurs de calcul, il faut rappeler que la fiabilité et la précision des machines s’accroît considérablement durant les années 1950, grâce aux efforts des chercheurs-ingénieurs. C’est en connaissant ce contrôle accru des calculs qu’il écarte le sujet lorsqu’il aborde les problèmes "purement" mathématiques. En fait, Ulam est confronté à deux écueils : un "certain conservatisme naturel" 1438 des mathématiciens, et un manque d’informations sur les potentialités des machines. Il veut pallier ce déficit, sans révulser les mathématiciens, et doit donc faire preuve de diplomatie, ce qui explique l’image donnée des expériences mathématiques, plus proches d’"expériences de pensée" que de physique.

Pourtant, les deux types d’expériences s’inscrivent dans une même évolution de la pensée mathématique, incarnée par Ulam, mais dont l’origine et les meilleures explicitations se trouvent chez Von Neumann. Ulam l’exprime dans une interview de 1982, réalisée par Mitchell Feigenbaum, en marge du colloque "Order in chaos" à Los Alamos, colloque que nous avons fixé comme borne aux développements des premières théories du chaos :

‘"Les mathématiques, qui n’avaient pas changé beaucoup dans leurs aspects formels pendant 2000 ans, sont en train d’évoluer. Les grandes découvertes de ce siècle, celles de Gödel, sont d’une importance philosophique énorme pour les fondements des mathématiques. Gödel a prouvé qu’il y a des assertions qui ont du sens mais dont on ne peut pas démontrer si elles sont vraies ou fausses dans un système donné d’axiomes. Hilbert, naturellement, était le grand promoteur du système formel pour toutes les mathématiques. Il disait, ‘nous comprendrons tout, mais tout dépend de la base sur laquelle on se place’. Il n’en est plus ainsi. Vous voyez, les systèmes d’axiomes eux-mêmes changent en conséquence de ce que nous apprenons par des expériences de physique, ou des expérimentations mentales." 1439

Un bon moyen d’éclairer ces affirmations quant à l’évolution de la pensée mathématique, est de reprendre le texte de Von Neumann de 1947, intitulé "The Mathematician" 1440 , car on peut y trouver la pensée originale d’un des principaux promoteurs du changement 1441 . En substance, l’opinion de Von Neuman est que "beaucoup de la meilleure inspiration mathématique provient de l’expérience et qu’il est difficilement possible de croire en l’existence d’un concept de rigueur mathématique absolu, immuable, dissocié de toutes les autres expériences humaines" 1442 . Cette idée est en partie le résultat de son parcours personnel, lequel l’a conduit à la frontière des mathématiques et de la physique théorique, d’une part, et à participer aux efforts suscités par le programme de Hilbert d’axiomatisation des mathématiques, d’autre part. Le point de rupture a été le théorème de Gödel qui, selon Von Neumann, a "montré que le programme de Hilbert est essentiellement sans espoir" 1443 .

Posant la question "Les mathématiques sont elles une science empirique ?", il tente de répondre par une confrontation avec les démarches de la physique théorique. Pour Von Neumann, il y a une base empirique aux mathématiques, occultée par les développements ultérieurs, mais quand "des tendances à devenir baroque se font jour, le signal de danger doit être émis" 1444 . Le seul remède est la "réinjection d’idées plus ou moins directement empiriques" 1445 .

Voilà une réflexion qui fait le bilan des travaux de Von Neumann depuis 1922, prélude et explique en partie le développement du calcul numérique électronique et des mathématiques expérimentales. On ne peut s’empêcher de comparer la situation avec le développement du calcul analogique.

Proche de Von Neumann, Ulam est en quelque sorte l’héritier des machines et des réflexions de Von Neumann, il tente de rallier les mathématiciens à ces pratiques. Face à des mathématiciens qui restent attachés à une démarche "pure" et empreinte de rigorisme, on comprend les avancées prudentes de Ulam et ses modulations de la notion de mathématiques expérimentales. Quoi qu’il en soit, Ulam cherche à développer une pratique des expériences, d’abord dans le domaine de la combinatoire et de la théorie des nombres, puis dans le domaine du non linéaire, comme pour faire lui-même la preuve de leur intérêt pour les mathématiques.

Notes
1436.

Le chapitre "Computing Machines as a Heuristic Aid" de l’ouvrage Problems in modern mathematics (inclus dans [ULAM, S., 1974], p. 505-670)

1437.

Ulam emploie le terme ""pure" mathematics". Il souligne que l’activité mathématique est de produire des théorèmes, les calculs servant en quelque sorte de point d’appui à des résultats généraux. [ULAM, S., 1976], p. 47-8.

1438.

C’est une des raisons avancées par Ulam pour expliquer les réticences à utiliser l’ordinateur en mathématiques : "This may be partly due to a certain natural conservatism", [STEIN, P., ULAM, S., 1964], p. 406.

1439.

"Mathematics, which hadn’t changed much in its formal aspect in the last 2000 years, is now undergoing some change. The great discoveries of this century, Gödel’s, are of tremendous philosophical importance to the foundation of mathematics. Gödel proved there are statements that are meaningful but that are not demonstrably true or false in a given system of axioms. Hilbert, of course, was the great believer of the formal system for all mathematics. He said, ‘We will understand everything, but it all depends on what basis’. That is no longer so. You see, the axiom systems themselves change as a result of what you learn by physical experiment or by mental experimentation.", [FEIGENBAUM, M., 1984], p. 469 (nous mettons en évidence). Ulam est interviewé en même temps que Marc Kac, dont on peut voir les positions moins ambitieuses.

1440.

Le texte est inclus dans les Oeuvres (Collected Works) de Von Neumann : [VON NEUMANN, J., 1961]. Pour plus de détails sur ce texte et sur les conceptions de Von Neumann, on consultera [RAMUNNI, J., 1989] (en particulier le chapitre II, p. 53-88).

1441.

L’autre grand inspirateur est, évidemment, Alan Turing.

1442.

"Much of the best mathematical inspiration comes from experience and that it is hardly possible to believe in the existence of an absolute, immutable concept of mathematical rigor, dissociated from all human experience.", [VON NEUMANN, J., 1961], p. 6.

1443.

"My personnal opinion which is shared by many others is, that Gödel has shown that Hilbert’s program is essentially hopeless", [VON NEUMANN, J., 1961], p. 6.

1444.

"[…] when it shows signs of becoming baroque, then the danger signal is up.", ibid., p. 9.

1445.

"In any event, when this stage is reached, the only remedy seems to me to be the rejuvenating return to the source: the reinjection of more or less directly empirical ideas.", ibid., p. 9.