c. Les transformations non linéaires

La longue étude produite avec Paul Stein 1446 en 1964 aura un effet bénéfique dans le sens de l’analyse systématique et expérimentale de ces transformations. L’absence de solutions analytiques aux problèmes non linéaires en physique et mathématique a été une des motivations essentielles qui a poussé au développement du calcul analogique mais aussi numérique avec les propositions de Von Neumann et H. Goldstine 1447 . Ulam reprend leur credo selon lequel ces problèmes ont suscité trop peu d’analyses, l’expérience FPU en a été un exemple. Dans le cas présent, la motivation est à chercher du côté de la biologie des populations 1448 .

Conformément à une démarche expérimentale proche de la physique, les analyses sont destinées à ouvrir des perspectives, à poser des problèmes plutôt qu’à en résoudre. Stein et Ulam cherchent les comportements asymptotiques des itérations pour essayer de les classer 1449 . En outre, le calculateur est branché sur un système permettant la visualisation des itérations. Ainsi, les indices débusqués sont-ils le fruit de résultats soit numériques, soit visuels : par exemple, la convergence vers un ensemble limite sera observée sur l’écran, parce qu’elle n’est pas toujours facilement évaluée numériquement 1450 .

Cette pratique permet donc d’obtenir divers résultats, en grand nombre. Pour illustrer la méthode et aussi ses limites on prendra l’exemple de l’itération unidimensionnelle dépendant du paramètre σ :

y n+1 =W(3-3W+σ.W²), où W=3y n (1-y n )

Lorsque σ=0.99004, il existe un ensemble limite de période 14 ; pour σ=0.99005, il en existe un de période 28 ; pour σ=0.99008, aucune période n’est observée, mais il y a un doute inhérent à la finitude du calcul et à la précision limitée de la machine 1451 . En outre, l’analyse révèle une complexité de structure 1452 inattendue dans l’intervalle 0.98 ≤ σ ≤ 1, montrant des comportements qualifiés de "pseudo-périodiques" et des débuts de doublement de période 1453 .

A titre purement illustratif, voici une série de comportements repérés par les analyses 1454 .

L’analyse et les résultats de Ulam et Stein introduisent une nouvelle façon d’étudier les itérations non linéaires ; ils en montrent expérimentalement la complexité, qui dépasse finalement les propriétés ergodiques connues sur des applications particulières, mais guère plus complexes. L’impulsion de 1964 va se traduire par différentes nouvelles tentatives.

En premier lieu, le groupe des physiciens de Los Alamos, Nicolas Metropolis, Paul Stein et Myron Stein, réalise une étude, suggérée par Ulam, selon les méthodes expérimentales et mathématiques en vigueur. D’abord en 1967, ils analysent une transformation particulière, avec laquelle ils montrent l’existence d’une "série infinie d’"harmoniques"" 1455 , (c’est-à-dire des séquences de périodes 2 n .k, n=1,2...lorsqu’il existe une période k) 1456 . Ces résultats préludent à l’étude numérique extensive de 1971-73, beaucoup plus connue des mêmes auteurs, à propos de l’"universalité" de ces harmoniques, dans les transformations 1457 . On peut voir une partie des résultats des années 1970 comme des concrétisations de l’exemplaire étude de 1964.

Dans un autre contexte, en 1964, Edward Lorenz s’intéresse lui aussi aux itérations : son but est d’étudier les propriétés des équations des modèles mathématiques utilisés en météorologie, pour ce qui est de leur stabilité en particulier. Une équation différentielle peut être approchée par une équation aux différences (un schéma numérique), en simplifiant le problème et dans l’objectif d’esquisser des résultats, cela correspond à une itération 1458 . Lorenz utilise la fonction logistique et analyse les comportements périodiques et non périodiques possibles, notamment l’évolution de la proportion de la seconde catégorie en fonction du paramètre. Les résultats influenceront le "Period three implies chaos" de 1975 et bien d’autres travaux. Ici, il est important de remarquer que Lorenz utilise les analyses de Stein et Ulam 1459 , de même que la méthode défendue par Ulam :

‘"Nous voyons ainsi que l’ordinateur peut jouer un rôle important, au-delà du simple ‘moulinage’ de calculs numériques. La machine ne peut pas prouver un théorème, mais elle peut suggérer une proposition à prouver. La proposition peut ensuite être prouvée et établie comme un théorème par des moyens analytiques, mais l’existence du théorème pourrait ne pas être suspectée sans l’aide de la machine.’ ‘Ulam a discuté le problème général de l’ordinateur comme aide heuristique au raisonnement mathématique, et a présenté des exemples issus de nombreuses branches différentes des mathématiques." 1460

Ceci nous oriente vers le contexte des analyses météorologiques, dans lesquelles les expériences numériques ont quelque chose de commun avec la démarche d’Ulam et s’inscrivent dans la perspective de Von Neumann.

Pour terminer, il faut ajouter que Ulam a fait des efforts publicitaires importants en matière de non linéaire. Cela inclut les expériences FPU, qu’il a contribuées à faire connaître et discuter aux Etats-Unis. Il ne s’est pas contenté de publier quelques articles sur ces sujets, mais est intervenu dans divers colloques et congrès 1461 , auprès des physiciens et mathématiciens. Parmi les collègues acquis à sa cause, on peut compter M. Kruskal et N. Zabusky à Princeton et Joseph Ford 1462 , qui analysera les expériences FPU et travaille en relation avec ces deux derniers chercheurs.

Notes
1446.

Paul Stein est un physicien, converti aux mathématiques par Ulam. Il travaille à partir de 1950 à Los Alamos, dans le "Weapons Program". Voir son récit des expériences réalisées avec Ulam, dans [COOPER, N.G., ECKHARDT, R., SHERA, N., 1989], p. 91-106.

1447.

Leurs idées sont exposées dans leur article [GOLDSTINE, H., VON NEUMANN, J., 1947], dont la version publiée est un remaniement de celle de 1947. Voir [RAMUNNI, J., 1989], p. 69-72, pour plus de détails sur leurs considérations.

1448.

Le modèle initial est celui de l’évolution d’une grande population, où se produisent des accouplements aléatoires et des mutations. Ulam voulait tout faire sur des itérations, non sur des équations différentielles et déterminer les possibilités de convergence, par une approche numérique et mathématique. [COOPER, N.G., ECKHARDT, R., SHERA, N., 1989], p. 92-93.

1449.

La liste plus générale des objectifs est la suivante : "1. Determination of non-attractive fixed points (see section III) 2. Checking for periodicity. 3. Exhibiting some qualitative properties of the mapping, e.g., by showing the images nder the transformation of a family of lines. 4. Determining the dimensions of the limit set. 5. Verifying that low-order periods are attractive (see section III). 6. Examining the dependence of the limit set on initial point.", [STEIN, P., ULAM, S., 1964], p. 420.

1450.

Les auteurs sont plus directs que cela : "Put in the simplest terms, unless one knows precisely what one is looking for, mere lists of numbers are essentially useless. Automatic plotting devices however, - such as an oscilloscope- allow one to tell at a glance what is happening.", [STEIN, P., ULAM, S., 1964], p. 410.

1451.

[STEIN, P., ULAM, S., 1964]. Cette itération est présentée comme illustration des possibilités de la machine MANIAC II (Ibid., p. 413-4), puis discutée en relation avec la limitation de ces possibilités, dans l’annexe I (Ibid., p 464-467).

1452.

Le paragraphe 6 de l’annexe I essaye de rendre ces comportements intriqués ("fine-structure"), [STEIN, P., ULAM, S., 1964], p. 465.

1453.

Ulam et Stein ne relèvent pas les rapports de 2 à 1 trouvés dans plusieurs couples de comportements successifs lorsque σ varie. Cela n’a a priori aucune raison d’être significatif. Quant aux comportements "pseudo-periodiques", ils désignent les trajectoires pour lesquelles la machine donnent des périodes qui leur semblent extravagantes. [STEIN, P., ULAM, S., 1964], p. 465-6.

1454.

La transformation est T : x 1 ’=x 2 3 +3x 1 x 2 2 +3x 2 x 1 2 +3x 2 x 3 2 +3x 3 x 2 2 x 2 ’= 3x 1 x 3 2 +3x 3 x 1 2 +6x 1 x 2 x 3 x 3 ’=x 1 3 +x 3 3

1455.

"Each finite limit set of order k has associated with it an infinite sequence of "harmonics"", [METROPOLIS, N., STEIN, M.L., STEIN, P.R., 1967], p. 2.

1456.

Nous renvoyons à l’histoire relatée par Paul Stein lui-même dans : [COOPER, N.G., ECKHARDT, R., SHERA, N., 1989], p. 100-2.

1457.

Le "classique" [METROPOLIS, N., STEIN, M., STEIN, P.R., 1973] ; rappelons que Feigenbaum arrive à Los Alamos en 1973 et que Paul Stein le mettra sur la voie de son universalité. Cf. chapitre 5, p. 325.

1458.

Le titre de l’article traduit mieux l’objectif, sans laisser présager ce qu’il contient : "The problem of deducing the climate from the governing equations", [LORENZ, E.N., 1964].

1459.

Lorenz a eu accès à une version de 1963 de leur étude, qui a été apparemment publiée par le Laboratoire de Los Alamos [LORENZ, E.N., 1964], p. 11. La version que nous avons consultée a été publiée en 1964, et est incluse dans une sélection de travaux de Ulam.

1460.

"We thus see that a computing machine may play an important role, in addition to simply grinding out numerical answers .The machine cannot prove a theorem, but it can suggest a proposition to be proven. The proposition may then be proven and established as a theorem by analytic means, but the very existence of the theorem might not have been suspected without the aid of the machine. Ulam has discussed the general problem of the computing machine as a heuristic aid to mathematical reasoning, and has presented examples from a number of different branches of mathematics.", [LORENZ, E.N., 1964], p. 10-11. Lorenz se réfère pour ces aspects, à l’ouvrage de Ulam publié en 1960 : A collection of Mathematical Problems (inclus dans l’ouvrage [ULAM, S., 1974], p. 505-670).

1461.

Voir l’introduction rédigée par Ulam dans [FERMI, E., PASTA, J., ULAM, S., 1955], p.490.

1462.

Voir le chapitre 7 pour les détails des travaux de Ford, page 504.