d. Le chaos et les mathématiques expérimentales

De manière générale, la contribution et les démarches d’Ulam ont été déterminantes dans une série de travaux de mathématiques expérimentales, aux Etats-Unis. Cependant, tout ceux dont nous avons évoqué le nom à propos de ces mathématiques sont des physiciens, contrairement au souhait d’Ulam peut-être, ayant une très forte propension à faire des mathématiques. La sensibilité pour les mathématiques expérimentales ne s’est que très peu développée chez les mathématiciens "purs", du moins en ce qui concerne le non linéaire, dans cette période.

On pourrait penser que c’est l’aspect empirique qui attire les physiciens : ce sont des problèmes spécifiques, impossibles à résoudre exactement, qui conduisent à une pratique expérimentale. Ford et Lorenz en sont de bons exemples. Ils signent aussi une évolution importante dans la perception de ces calculs : l’ordinateur est quasiment une "boite noire", devenue tellement contrôlable qu’elle banalise l’acte. Le développement technique, qui avait incité Ulam à proposer une version expurgée des expériences mathématiques, assure la perpétuation de cette pratique. Plus que l’empirisme prôné par Von Neumann aux débuts du calcul électronique, c’est une pratique simplifiée et banalisée qui s’installe et qui sous-tend une partie des développements des années 1970, grâce à Ulam. Cette banalisation est perceptible dans les discours courants, un peu rétrospectifs, des années 1980. Ulam trouve également une place privilégiée, dans l’histoire construite par les scientifiques, surtout chez ses compatriotes américains. Hofstadter, dans une des premières vulgarisations du chaos évoquait dès 1981 :

‘"Un des plus vigoureux partisans de ce style de pratique mathématique a été Stanislaw M. Ulam qui, quand les ordinateurs étaient encore jeunes, n’a pas hésité à les utiliser sur des problèmes d’itérations non linéaires aussi bien que des problèmes de beaucoup d’autres branches des mathématiques. Beaucoup des idées esquissées ici sont venues à la suite des études précoces de Ulam avec Paul Stein." ¹⁴⁶³ ’

Nous prendrons un exemple très symbolique et très symptomatique de l’évolution de la perception du calcul, initiée par Ulam. En 1985, un groupe de physico-mathématiciens ¹⁴⁶⁴ proches de Los Alamos (et du Center for Nonlinear Studies qui y a été crée) esquissait un bilan de l’utilisation de l’ordinateur dans les questions de chaos et de non linéaire en général, dans l’article : "Experimental mathematics : the role of computation in nonlinear science".

Par expérience mathématique, ils entendent :

‘"[…] les investigations des problèmes non linéaires inaccessibles par les méthodes analytiques, reposant sur l’ordinateur. Le mathématicien expérimentateur utilise l’ordinateur pour simuler les solutions d’équations non linéaires et ainsi obtenir un aperçu de leurs comportements et suggérer des directions pour les recherches analytiques futures." ¹⁴⁶⁵ ’

Ulam est un "pionnier des mathématiques expérimentales" ¹⁴⁶⁶ . Ces conceptions sont validées. Il est également très significatif qu’il soit cité comme pionnier, alors que Von Neumann est le "penseur" original dans cette histoire. En outre, les auteurs donnent une perspective historique générale de cette pratique : elle est malheureusement un peu déformée, car elle ne rend pas le caractère problématique de l’acceptation de l’ordinateur, ni l’importance du développement technique, ni vraiment l’action de conversion d’Ulam. Cependant, à notre avis, le texte cristallise la perception générale des scientifiques, que l’on peut trouver dans les recherches sur le chaos. L’ordinateur est une "boite noire" en laquelle une confiance totale est placée et la pratique des simulations est devenue moins problématique.