Deterministic nonperiodic flow 

L’idée à laquelle Lorenz est attachée est de montrer que l’absence de périodicité implique une imprédictibilité dans le système (et non pas seulement qu’il existe une solution non périodique dans le système). Pour cela, il veut prouver l’instabilité des flots non périodiques, ce qu’il tente avec son système d’équation. Lorenz prouve son habileté à gérer les mathématiques en accord avec les calculs numériques. Mais il est aussi météorologue : il vise les prévisions météorologiques au-delà des modèles simples et cherche la non périodicité dans ses modèles car elle est naturelle en météorologie :

‘"Quand nos résultats concernant l’instabilité du flot non périodique sont appliqués à l’atmosphère, qui est ostensiblement non périodique, ils indiquent que la prédiction d’un futur suffisamment distant est impossible par n’importe quelle méthode, à moins que les conditions présentes ne soient connues exactement." 1494

Il apparaît aussi que la non périodicité a une résonance toute particulière dans le domaine de la météorologie. Alors que dans d’autres contextes, sur les oscillations en particulier, les comportements périodiques sont privilégiés et recherchés.

Au fond, Lorenz est surtout confronté au problème de prouver mathématiquement ce que l’ordinateur peut révéler graphiquement. A ce niveau, ce sont les mathématiques des systèmes dynamiques qui viennent seconder l’analyse expérimentale : Lorenz avait reçu une formation en mathématiques et s’est laissé guider, dans un premier temps, par les travaux de Birkhoff. A la soumission de l’article, un relecteur lui a suggéré la lecture d’un ouvrage plus avancé : celui de Nemytskiiet Stepanoff, Qualitative theory of differential equations (traduction par Lefschetz d’un ouvrage issu de l’école soviétique des systèmes dynamiques).

L’article final est le reflet de ces influences : Lorenz utilise les méthodes topologiques (qui commencent par l’introduction de l’espace des phases) et établit une application de premier retour, dont il cherche à préciser les propriétés. La non périodicité est en fait recherchée dans cette application, qu’il idéalise en une application triangulaire, plus simple et dont il connaît les équations. Dans ce cas, la non périodicité est une propriété générale parmi les conditions initiales possibles et dont il donne une preuve mathématique. Il extrapole ensuite aux résultats de simulations, conscient des limites de ses arguments.

L’insistance sur la preuve de la non périodicité vient de sa démonstration introductive : avec les outils de Birkhoff (mouvements centraux, repris dans l’ouvrage de Nemistkii et Stepanoff) il a montré que les flots non périodiques sont instables. Il faut ajouter que l’instabilité dont Lorenz a besoin est une instabilité "pratique", ce qui lui permet d’évacuer certains cas mathématiquement marginaux 1495  : cela illustre sa conception opérationnelle de l’instabilité.

Tous ces points montrent le caractère problématique des résultats de Lorenz. Les expériences mathématiques, aussi précises soient-elles, ne remplacent pas un raisonnement mathématique pour ce qui est de la preuve d’un résultat. En outre, il est difficile de tirer des conclusions pour le système atmosphérique vue la simplicité du modèle mis en jeu. Lorenz donne simplement des indices nouveaux en faveur d’une certaine instabilité des systèmes météorologiques. Il est facile ainsi de comprendre les réticences vis-à-vis des propositions de Lorenz, qui ont conduit à leur quasi-ignorance dans le milieu des météorologues. Leur aspect très mathématique a pu les rendre certainement absconses, voire douteuses, pour la majorité d’entre eux. Ses idées relatives à l’utilisation de modèles simplifiés, de manière générale, ont du mal à être acceptées comme un moyen de connaissance "réaliste" de l’atmosphère 1496 . Cependant, Jule Charney, qui était plutôt prédisposé à des conclusions inverses de celles de Lorenz, s’est laissé convaincre et en a mesuré l’importance 1497 .

Il faudra attendre les années 1970 pour que les résultats de 1963 soient pleinement exploités, par des mathématiciens cette fois. Destiné à un public de météorologistes et publié dans une revue de météorologie (Journal of the Atmospheric Sciences), il est assez logique qu’il n’ait pas été lu par les mathématiciens. Pourtant, il a été remarqué par l’un d’entre eux, Ulam : le texte de Lorenz lui a été confié pour évaluation par la revue 1498 . Lorenz en a personnellement rediscuté avec lui en 1965. Ulam a souligné l’originalité du résultat de Lorenz dans un article, de 1964, destiné à esquisser un tableau des développements mathématiques depuis les travaux de Von Neumann. Dans la perspective des problèmes non linéaires, il inclut les idées de Lorenz :

‘"E. Lorenz a réussi à styliser des modèles de flots atmosphériques par des formes ressemblant à de telles transformations non linéaires […] Constatant l’‘imprédictibilité’ notoire des phénomènes atmosphériques, on voit encore que des algorithmes déjà très simples (des itérations de transformations algébriques simples) auront un comportement difficilement ‘décidable’ au bout d’un temps suffisamment long." 1499

Cependant, Ulam, peut-être pris par d’autres problèmes, ne s’est pas engagé davantage dans la promotion de ces résultats. Par ailleurs, une autre occasion "manquée" a été le colloque de 1971, "Statistical methods and turbulence", où Ruelle et Lorenz ont exposé pour l’un, les travaux avec Takens sur le démarrage de la turbulence et l’attracteur étrange, l’autre sur la prédictibilité des mouvements turbulents 1500 . Lorenz n’a pas évoqué ni les équations ni les figures obtenus sur son système réduit. Un peu timide, il n’aurait pas souhaité évoquer le sujet avec Ruelle 1501 .

Notes
1494.

"When our results concerning the instability of nonperiodic flow are applied to the atmosphere, which is ostensibly nonperiodic, they indicate that prediction of sufficently distant future is impossible by any method, unless the present condition are known exactly", [LORENZ, E.N., 1963a], p. 141.

1495.

A la fin de sa discussion, Lorenz ajoute : "In view of the impossibility of measuring initial conditions precisely, and thereby distinguishing between a central trajectory and a nearby noncentral trajectory, all nonperiodic trajectories are effectively unstable from the point of view of practical prediction.", [LORENZ, .E.N., 1963a], p. 133.

1496.

Dans une interview de Lorenz, celui-ci discute des oppositions à ses démarches et des suspicions sur les conclusions qu’il en tire (Interview with Professor Edward N. Lorenz, at Earth Sciences Building at MIT, by Kristine Harper, November 8, 2000).

1497.

Charney est alors au MIT, un collègue de Lorenz. Lorenz explique que grâce à Charney, ses résultats ont attiré l’attention du milieu de la météorologie. [LORENZ, E.N., 1993], p. 142.

1498.

Dans [DAHAN, A., 2000], p. 418, information tirée d’une interview de Lorenz.

1499.

"E. Lorenz succeeded in stylizing some models of flows of the atmosphere into forms resembling such nonlinear transformations […]. Noting the notorious ‘unpredictability’ of atmospheric phenomena, we see again that already very simple algorithms (iterations of simple algebraic transformations) will after a long time exhibit a behavior which is hardly decidable.", [ULAM, S., 1964], p. 353-4. Ulam se réfère, non pas aux publications dans les journaux, mais à un rapport émanant de l’Air Force Aerospace Center, Bedford (Massachusetts), rédigé par Lorenz et intitulé : "Simplified dynamical equations and their use in the study of atmospheric prediction" (ibid., p. 354).

1500.

Les comptes rendus sont publiés dans [ROSENBLATT, M., VAN ATTA, C.W., 1972]. L’exposé de Ruelle s’intitulait "Strange attractors as a mathematical explanation of turbulence", celui de Lorenz : "Investigating the predictibility of turbulent motion". Ils sont intervenus le même jour, le 17 juillet 1971.

1501.

[DAHAN, A., 2000], p. 418.