9.4. Conclusion : le chaos et le calcul

A travers cette analyse du calcul numérique et analogique, l’idée que le chaos est le produit de l’ère du calcul prend tout son sens. L’historiographie renvoie une image très post-1980 de la place du calcul dans l’histoire du chaos. Pour le philosophe Kellert, le mathématicien Morris Hirsch, pour ne prendre que deux exemples, l’ordinateur a surtout permis de réaliser des calculs infaisables auparavant. Le travail de Lorenz et le chaos, serait d’abord le produit des mathématiques de Poincaré, secondés par des calculs numériques. En un sens, cela n’est pas faux, mais ne correspond à rien de l’évolution historique, épistémologique au niveau de la conception des expériences numériques, de sa pratique, des relations avec les mathématiques des systèmes dynamiques, de la théorie des oscillations. Hénon voit très juste lorsqu’il pointe le défaut d’expériences numériques plutôt que le manque de capacités de calculs.

En outre, avec les exemples de Ulam, des simulations de Monte-Carlo, de Lorenz et des débats entre statistique et dynamique, on s’aperçoit que l’ordinateur a contribué à rompre la dichotomie entre les méthodes probabilistes et déterministes. Lorenz a révélé l’importance de l’instabilité dans cette relation entre dynamique et statistique. Tout ceci participe de déterminants très proches des questions d’ergodicité et de fondements de la Mécanique statistique. L’ordinateur a contribué par la pratique des expériences numériques à modifier la vision du monde opposant hasard et déterminisme.

Le chaos est le résultat de cette convergence de conceptions et de pratiques. Plus philosophiquement, il correspond à un changement dans la pensée mathématique. Ce sont surtout des physiciens qui ont su reprendre à leur compte la mutation engagée par Von Neumann et Ulam. Nous avons là une pratique de physicien, appuyée par un empirisme fortement marqué. Lorsque l’évolution technique a permis un contrôle important des calculs, les positions empiristes se sont faites plus discrètes, et, à partir de 1960, le sens d’"expérience mathématique" acquiert déjà celui qui dominera les années 1980 dans le domaine du chaos. Les mathématiciens se sont difficilement investis dans ce processus. Nous verrons dans le cas de la France et de l’histoire du CNRS (au chapitre 11), comment la pensée bourbakiste a interagi avec ces positions, non orthodoxes, sur le calcul.