Alfred Lotka(1880-1949) et les oscillations chimiques

Dans un article de 1910, "Contribution to the theory of periodic reactions" 1511 , Lotka avait en effet proposé un modèle à base de processus irréversibles autocatalytiques, qui donnent naissance à des oscillations amorties.

L’analyse mathématique du système d’équations révèle les conditions pour avoir des oscillations. Mais il s’agit simplement d’un schéma abstrait et Lotka est très réaliste quant à la portée de son modèle :

‘"Aucune réaction qui suit la loi précédente n'est connue […] Il semble intéressant, cependant, d'un point de vue purement chimique, de remarquer que dans un système au sein duquel des réactions consécutives prennent place en présence d'une décomposition autocatalytique […] , nous avons la condition requise pour un processus ‘périodique’." 1512

L’abstraction du modèle de Lotka est étonnante mais elle est le produit d’une démarche plus générale, qui se distingue largement de celle d’Hirniak. Avec ce premier exemple déjà, il est remarquable de constater que le caractère autocatalytique, au centre du processus, est inspiré de la biologie et des propriétés du vivant :

‘"La croissance de la matière vivante est, de manière évidente, autocatalytique au moins sur la forme. Il a été démontré […] que la croissance de l’homme et d’autres organismes peut être représentée avec une bonne approximation par la combinaison de deux composants, chacun suivant la loi d’une réaction réversible, monomoléculaire autocatalytique." 1513

Plusieurs analogies émaillent les travaux de Lotka. La facilité à produire ce type d’analogies peut s’expliquer par le parcours singulier de leur auteur. Lotka est une sorte d’amateur (très) éclairé de la science au sens où il n’est rattaché à aucune institution scientifique. Il était superviseur du bureau de statistique de la Metropolitan Life Insurance Company de New York 1514  ; il maîtrisait les théories des probabilités et des statistiques et avait en outre de bonnes connaissances en chimie et biologie.

En 1907, il a publié un article "Studies of the mode of growth of Material Aggregates", où ses prédilections pour les statistiques, la chimie et la biologie sont déjà exprimées. Il présentait le projet d’utiliser des méthodes statistiques en vue d’étudier des comportements d’agrégation, que ce soit pour des individus (population) ou des molécules (chimiques). Lotka voyait là des méthodes d’analyse de l’évolution organique ou inorganique 1515 .

Lotka explicite ses idées à propos de la "dynamique chimique" qu’il considère comme "un cas particulier d’un problème plus large" 1516 . La dynamique chimique est l’étude des lois d’un problème chimique, celui de la répartition de matière dans les composants chimiques. Mais ce n’est qu’une incarnation d’un problème de physique plus vaste, celui de la répartition de matière parmi des substances de nature quelconque (des agrégats). Tel est le problème d’évolution formulé dans toute sa généralité. Lotka privilégie les statistiques dans cette réflexion de 1907 où la généralité des situations est soulignée. Dans l’article de 1910 il traite le problème en théoricien de la chimie, en écartant la statistique mais sans perdre de vue cette généralité qui lui permet de produire ses analogies.

L’analyse mathématique des modèles construits par analogie constitue le second volet de la démarche de Lotka. En 1910, les oscillations présentées sont abstraites et ne correspondraient qu’à des oscillations amorties : un système chimique répondant à ces caractéristiques convergerait vers un équilibre au bout d’un certain temps. Lotka pensait même que des oscillations continues étaient improbables 1517 .

Mais en 1920, il présente un schéma réactionnel et les équations issues de la dynamique chimique montrant que cette improbabilité n’est pas une impossibilité. Le système est connu sous le nom de Lotka-Volterra 1518  :

Soulignons que le schéma réactionnel reprend le caractère autocatalytique du précédent système de Lotka. C’est le suivant :

L’analyse de Lotka est doublée d’une étude mathématique très qualitative des équations différentielles. Il n’utilise pas vraiment les méthodes de Poincaré mais il raisonne dans l’espace des phases de manière très élémentaire, sur les courbes des équations. Il étudie la nature des points d’équilibres, dans le cas présent un "centre d’oscillation" et un point selle qui correspond à un équilibre instable 1519 . Sans aucun calcul de solutions il construit le portrait suivant :

Cette étude de 1920 est étrangement contemporaine des travaux de Van der Pol et de la proposition d’Andronov d’associer cycle limite et oscillations. Sans ces conceptions qui datent de la fin de la décennie, Lotka met en relation une courbe fermée avec une oscillation continue, de la même manière que Léauté en 1885 et Liénard en 1928. C’est un exemple supplémentaire au fait que ce parallèle suffit (au moins dans un premier temps) à la théorie des oscillations non linéaires, hors d’URSS. Ce système est d’autant plus important que Van der Pol et Andronov l’ont remarqué 1520 . En outre, Lotka ne perd pas de vue ses analogies : il précise que ces "phénomènes rythmiques" 1521 ont un intérêt tout particulier en biologie, par exemple le battement du cœur. La convergence d’intérêts et de pratiques au sujet des phénomènes périodiques oscillants est remarquable. Lotka ajoute ainsi des facettes chimiques et biologiques à des questions focalisées en premier lieu sur les oscillations électriques.

Notes
1511.

[LOTKA, A., 1910].

1512.

"No reaction is known which follows the above law, and as a matter of fact the case here considered was suggested by the consideration of matters lying outside the field of physical chemistry. It seems interesting, however, also from a purely chemical point of view, to note that in a system in which consecutive reactions take place in the presence of an autocatalytic decomposition-product, we have the requisite conditions for the occurrence of a ‘periodic’ process", [LOTKA, A., 1910], p. 274.

1513.

"The growth of living matter is obviously autocatalytic at least in form. It has been shown […] that the growth of man and other organisms can be represented with close approximation as the resultant of two components, each following the law of a reversible monomolecular autocatalytic reaction.", [LOTKA, A., 1910], p. 274.

1514.

Voir [ISRAEL, G., 1996], p. 67.

1515.

Le parallèle construit entre la théorie de l’évolution et les réactions chimiques est étonnant : "this is because, in the "struggle for existence", the stabler (fitter) molecules A have the advantage, and are, on an average, "longer-lived". Viewed in this way, chemical action clearly presents itself as a case of "Inorganic evolution".", [LOTKA, A., 1907], p. 208. (La molécule "A" renvoit à une réaction chimique discutée par ailleurs dans le texte).

1516.

"chemical dynamics as a special case of a wider problem: the former is the study of the laws governing the changes in the distribution of matter among different chemical compounds, as determined mainly by their chemical character; the latter is the study of the laws governing the distribution of matter among complexes of any specified kind, as determined by their general physical character", [LOTKA, A., 1907], p. 216.

1517.

Il faudrait une circonstance très particulière selon lui: "it seemed to demand a very special numerical relation between the reaction constants", [LOTKA, A., 1920a], p. 1595.

1518.

[LOTKA, A., 1920a], p. 1596. A. Lotka et V. Volterra ont découvert indépendamment le système. Pour une analyse de cette découverte simultanée nous renvoyons à [ISRAEL, G., 1996]. Volterra travaillait sur une question de dynamique des populations : leur système est souvent appelé modèle proie / prédateur, pour cette raison.

1519.

"The crest corresponds to a center of oscillation. The saddle point corresponds to a position of unstable equilibrium.", [LOTKA, A., 1920a], p. 1599. Lotka ne précise pas d’où il a pris ce vocabulaire, mais il est fortement probable qu’il ait des connaissances plus importantes sur le sujet que ce que l’article laisse apparaître.

1520.

Andronov le cite aux côtés des oscillations de relaxation de Van der Pol, [ANDRONOV, A., 1929], p. 557.

1521.

"Ryhtmic phenomena are of particular interest in connection with biological systems (e.g. heart-beat).", [LOTKA, A., 1920a], p. 1599.