Modélisation et simulation : instabilité, cycle limite et "Bruxellateur"

Ce cadre général novateur est court en arguments dans un premier temps. Ce n’est qu’à travers le développement d’une réaction chimique abstraite et son analyse, puis le rapprochement établi avec la réaction de Belousov-Zhabotinsky qu’il accèdera à une reconnaissance véritable. René Lefever est un des artisans du schéma abstrait, appelé "Bruxellateur" par la suite, aidé dans sa tâche par Prigogine et Grégoire Nicolis. Deux modèles connus, ceux de Lotka et Turing, ont servi de point de départ à la recherche d’une réaction permettant de mettre en évidence les caractères si particuliers des structures dissipatives. L’instabilité est recherchée en même temps que les cycles limites de Poincaré : ce sont eux qui correspondent, au niveau des modèles mathématiques, aux structures susceptibles de s’établir.

En effet, en 1967, avec Nicolis et Prigogine, Lefever publie un article détaillant le comportement du système de Lotka et montrant qu’il ne présente pas d’instabilité. Cette analyse cristallise toutes les tendances du moment : il s’agit d’une étude thermodynamique des oscillations chimiques selon les méthodes de l’école de Bruxelles et prises sous forme de schéma abstrait 1551 .

Un autre modèle mathématique présentant des propriétés d’instabilités supposées est celui d’Alan Turing pour la morphogenèse. Dans son célèbre article de 1952, "The chemical basis of morphogenesis", Turing développe des modèles de réaction-diffusion. Son objectif est le suivant :

‘"Il est suggéré qu’un système de substances chimiques, appelé morphogènes, réagissant entre elles et se diffusant à travers un tissu, est adéquat pour rendre compte du phénomène principal de morphogenèse. Un tel système, bien qu’il puisse être originellement assez homogène, pourrait développer ultérieurement un motif ou une structure due à une instabilité de l’équilibre homogène, qui est déclenchée par des perturbations aléatoires. […] L’analyse concerne au premier chef l’enclenchement de l’instabilité." 1552

Turing insiste sur l’instabilité comme étant génératrice de structure et se rapproche ainsi des idées du groupe de Bruxelles 1553 . Cependant pour les recherches de Prigogine et de ses collaborateurs, le modèle de Turing présentait des imperfections du point de vue de la cinétique chimique 1554 . Dans sa recherche d’un modèle plus adapté, Lefever choisit de modifier les schémas de réaction, en espérant introduire l’instabilité par des étapes autocatalytiques, comme dans le modèle de Lotka, et il obtient un schéma satisfaisant en implémentant une étape à trois molécules :

A → X

2X+Y → 3X

B+X → Y+D

X → E

Ce système, mathématisé selon les lois de la cinétique chimique, est le "Bruxellateur" 1555 qui fera le principal objet de la thèse de doctorat de Lefever en 1968. En séjour post-doctoral à Austin, il pratiquera la simulation numérique, pour analyser le modèle 1556 . L’ordinateur est alors utilisé pour construire et améliorer les modèles dans le but d’observer une organisation spatiale et temporelle 1557 .

La dimension expérimentale, chimique, de ces recherches est la dernière lacune dans cette approche. La participation de Lefever au colloque de Prague en juillet 1968 est probablement un exercice de collecte d’information pour combler ce déficit et appuyer ses thèses 1558 . Une ultime étape décisive est franchie en 1969 au cours d’une rencontre, organisée en Bavière et où Lefever, Nicolis et Prigogine exposent leurs résultats, leurs modèles et leurs idées générales sur les structures dissipatives : Hermann Busse leur présente alors la réaction de Belousov-Zhabotinsky qu’il est un des rares à connaître hors d’URSS 1559 .

La réaction est un système expérimental particulièrement simple et illustratif des comportements recherchés par l’école belge mais inattendus pour la plupart des physiciens et chimistes. C’est ce qui fait le caractère décisif de cette rencontre entre la thermodynamique non linéaire et les oscillations chimiques du type de la réaction de Belousov-Zhabotinsky, dans leurs aspects théoriques, expérimentaux et de simulations numériques. Cette réaction est le meilleur vecteur d’objectivation des théories bruxelloises.

En 1970, l’analyse des systèmes est encore perfectionnée par l’emploi des théories des oscillations non linéaires et de la notion de cycle limite en particulier 1560 . Le cycle limite a une double importance pour le groupe de Bruxelles. Il représente une oscillation et il a une propriété d’"ergodicité" : l’état final d’oscillation ne dépend pas des conditions initiales. Pour ces thermodynamiciens qui s’intéressent par ailleurs à la Mécanique statistique, l’analogie est importante 1561 .

En définitive, la construction et l’étude du "Bruxellateur" auront mobilisé de nombreuses voies de recherches, de la thermodynamique, à la théorie des oscillations, en passant par les mathématiques des systèmes dynamiques. La complexité du modèle recherché et les non linéarités omniprésentes 1562 expliquent l’utilisation de ces notions. Les expériences numériques ont permis une mise en oeuvre effective de ces conceptions. Le Structure, stabilité et fluctuations de 1971 et le concept de structure dissipative cristallisent la convergence conceptuelle, touchant directement la thermodynamique classique. Ils représentent ce renouveau et inaugurent la période de développements considérables qui a abouti au "chaos chimique".

Notes
1551.

A ce moment là, ils ne font référence qu’aux travaux effectués hors d’URSS et surtout aux problèmes de la biologie comme ceux traités par le groupe de Chance (renvoi) et les horloges biologiques. [LEFEVER, R., NICOLIS, G., PRIGOGINE, I., 1967], p. 1045.

1552.

"It is suggested that a system of chemical substances, called morphogens, reactiong together and diffusing through a tissue, is adequate to account for the main phenomena of morphogenesis. Such a system, although it may originally be quite homogeneous, may later develop a pattern or structure due to an instability of the homogeneous equilibrium, which is triggered off by random disturbances. […] The investigation is chiefly concerned with the onset of instability.", [TURING, A.M., 1952], p. 37.

1553.

D’après Pacault et Perraud, Prigogine et Turing se sont même rencontrés en 1952 mais sans parvenir à faire converger leurs idées.

1554.

[PACAULT, A., PERRAUD, J.J., 1997], p. 55.

1555.

Ou "Brusselator" en anglais. C’est J.J. Tyson qui l’a baptisé ainsi en 1973, [TYSON, J.J., 1973].

1556.

Prigogine obtient un poste de professeur à l’Université du Texas, à Austin. Lefever le suit en 1968. Là-bas, il a été initié au calcul numérique par Robert Schechter.

1557.

[PACAULT, A., PERRAUD, J.J., 1997], p. 56.

1558.

[PACAULT, A., PERRAUD, J.J., 1997], p. 55. Cf. page 618.

1559.

Busse a publié la "recette" de la réaction la même année dans [BUSSE, H.G., 1969].

1560.

[LEFEVER, R., NICOLIS, G., 1971], soumis en 1970.

1561.

"Au point de vue de la thermodynamique, la grande importance du concept de cycle limite, tient à son "ergodicité". En effet, quelles que soient les conditions initiales imposées, l’état final est toujours le même et il est représenté par une trajectoire périodique. Sous ce rapport, on observe une étroite analogie avec les processus ergodiques de la mécanique statistique, lorsque le système tend vers un état d’équilibre quelle que soit la condition initiale.", [GLANSDORFF, P., PRIGOGINE, I., 1971], chapitre XIV, paragraphe 6 ("Le cycle limite").

1562.

Glansdorff explique les origines des non linéarités, responsables de la formation de structures dissipatives : "Les causes principales de non linéarité responsables de leur formation résultent principalement de la présence d’étapes catalytiques ou d’effets similaires du type "feedback" dans les cinétiques chimiques. Cependant, elles proviennent parfois également des effets d’inertie en mécanique des fluides.", [GLANSDORFF, P., 1979], p. 8.