b. L’évolution des théories à Bruxelles

Au fil des années 1970, une partie des réflexions produites à Bruxelles tend à s’écarter de la chimie des oscillations. Dans le registre de la théorie physique, les études des structures dissipatives sont prolongées par des considérations plus proches de la Mécanique statistique. Ce sont en fait des idées cohérentes avec l’histoire de cette école et fortement développées par Prigogine, lequel va devenir la figure emblématique de cette école.

En 1971, dans Structure, stabilité et fluctuations, Prigogine et Glansdorff discutaient déjà de la question de la stabilité, en ces termes :

‘"Un des aspects les plus remarquables de la théorie de la stabilité tient à sa situation frontière entre une description déterministe du comportement de la matière à l’aide d’équations macroscopiques (telles que l’équation du mouvement de Navier-Stokes…) et la théorie des processus aléatoires. […] dans le cas des systèmes stables, l’intervention des fluctuations est sans grande importance, puisque ces dernières régressent.’ ‘[…] La situation est radicalement différente lorsque des instabilités se présentent. Dans ce dernier cas, les fluctuations sont amplifiées et atteignent un niveau macroscopique. Lorsque un nouvel état stable est ainsi atteint, la description macroscopique devient de nouveau valable, que cet état soit stationnaire ou non. Toutefois, même lorsqu’il en est ainsi, le caractère statistique de l’évolution au cours du temps reste essentiel parce que l’état stable nouveau qui apparaît peut dépendre du type initial aléatoire de la fluctuation." 1573

Les auteurs en appellent donc, pour l’étude des situations où une instabilité (c’est-à-dire une amplification des fluctuations) existe, à la combinaison d’une approche déterministe et d’une approche stochastique, de manière à décrire à la fois l’aspect macroscopique et les fluctuations dues au caractère atomique microscopique. Cette approche a ses limites : l’introduction des fluctuations telle qu’elle est faite, c’est-à-dire de manière ad hoc, ne permet pas d’estimer des durées de transitions, par exemple.

Pour comprendre cette autocritique et le projet auquel le groupe aspire, il suffit de rappeler les ambitions de Prigogine, sans doute le principal moteur de ces réflexions. Dans son ouvrage de 1947, il avait déjà évoqué son projet de constituer une théorie unifiée des phénomènes physiques macroscopiques, la plus générale possible. L’introduction de l’ouvrage de 1971 montre la même volonté d’unification, de rapprochement de la physique et de la biologie, et son insistance sur la notion de temps 1574 . En parallèle il participe au développement d’une Mécanique statistique hors-équilibre et il publie un ouvrage important sur le sujet en 1962 1575 . Prigogine mobilise en fait une vision du monde centrée sur le temps et l’irréversibilité qu’il appelle à prendre davantage en considération dans les théories physiques.

La question des instabilités est marquée par ce projet de Prigogine, par son intérêt pour la Mécanique statistique en particulier. Dans un premier temps, l’irréversibilité se mue en une accentuation de l’importance des fluctuations. Ceci peut se lire dans les intentions de Prigogine, et Glansdorff, en 1971, qui cherchent à constituer une théorie unifiée sur les équations stochastiques 1576 .

Ensuite, le groupe est bien conscient des bouleversements engendrés par leur approche théorique nouvelle reposant sur les structures dissipatives. Mais leurs prétentions à ce sujet vont aller croissantes, et leur radicalité avec. Ainsi, Glansdorff, en 1979 soulignait :

‘"En bref, le rôle actif de l’irréversibilité, la création d’un ordre par fluctuations, leur caractère aléatoire, l’historicité associée aux processus en cascade, constituent un ensemble de propriétés remarquables et caractéristiques des grands écarts à l’équilibre, qui justifient amplement leur classification dans une catégorie séparée sous le nom de structures dissipatives." 1577

Les ambitions de Prigogine se lisent facilement en filigrane de cette citation. Il est vrai que leurs théories sont fortement accréditées par le prix Nobel de chimie de 1977, attribué au seul Prigogine, pour l’ensemble de ses travaux réalisés au sein de l’école de Bruxelles. Son discours à la remise du prix, puis l’ouvrage rédigé avec Isabelle Stengers en 1979, La Nouvelle Alliance, témoignent d’un ton de plus en plus "révolutionnaire".

Pour l’expliquer, il faut remettre ces développements dans le contexte de la rencontre entre la Mécanique statistique et les approches en matière de stochasticité et de théorie ergodique des systèmes dynamiques (ce qui nous avons détaillé au chapitre 7). A la fin des années 1970, ces nouvelles théories sur l’instabilité croisent les intérêts de Prigogine, et La Nouvelle Alliance reflète une tentative de changement général de paradigme au carrefour du chaos, de l’instabilité, de l’irréversibilité et des théories de la Mécanique statistique 1578 . D’un côté les oscillations chimiques font de moins en moins partie de ces préoccupations plus ambitieuses et plus générales. D’un autre, elles constituent, avec la notion de structure dissipative, un élément important du discours car elles donnent une assise expérimentale aux nouvelles théories thermodynamiques. Les oscillations chimiques ont ainsi participé à ce mouvement de conceptualisation de la "complexité" et ont bénéficié de l’émergence du champ du chaos.

Notes
1573.

[GLANSDORFF, P., PRIGOGINE, I., 1971],chapitre VIII, paragraphe 5 (nous mettons en évidence)

1574.

Donnons quelques citations tirés de l’ouvrage de l’introduction de [GLANSDORFF, P., PRIGOGINE, I., 1971]: "la tentation devient grande d’accorder à de semblables considérations, un rôle essentiel dans l’effort poursuivi de combler le fossé séparant aujourd’hui la biologie et la physique."

"Déjà la thermodynamique classique avait apporté une contribution essentielle au concept de temps par la distinction entre réversibilité et irréversibilité."

"Un des caractères les plus attrayants de la Thermodynamique a toujours été sa puissance d’unification par la réduction d’une très large catégorie de phénomènes à quelques idées simples. L’effort accompli dans la présente monographie tend à maintenir cette tradition tout en élargissant sa portée."

1575.

Non-equilibrium statistical mechanics, [PRIGOGINE, I., 1962].

1576.

"Il serait naturellement beaucoup plus satisfaisant de se servir d’une approche plus unifiée basée uniquement sur l’équation stochastique.", [GLANSDORFF, P., PRIGOGINE, I., 1971], chapitre VIII, paragraphe 5.

1577.

[GLANSDORFF, P., 1979], p. 11.

1578.

Pour les débats engendrés par les prises de positions assez radicales de Prigogine, nous renvoyons au chapitre 7, page 510.