Ruelle et la turbulence chimique

Ces problèmes sont bien illustrés par la démarche de Ruelle auprès des chimistes. Dans l’article de Ruelle et Takens de 1971, la possibilité d’obtenir des dépendances temporelles compliquées dans les oscillations chimiques est déjà mentionnée 1579 . Comme il l’explique dans son ouvrage de 1991 1580 , il a eu vent des expériences des biologistes du groupe de Britton Chance sur les oscillations chimiques dans le processus biologique de glycolyse 1581 . En 1971, Ruelle s’est rendu à Philadelphie pour le rencontrer et lui expliquer qu’il est possible que des comportements plus compliqués que les oscillations périodiques apparaissent dans les réactions chimiques. Chance n’a pas choisi de donner suite à cette idée et Ruelle s’est orienté vers un de ses collaborateurs, Kendall Pye. Ce dernier lui aurait affirmé qu’un tel signal expérimental, s’il venait à être débusqué dans une réaction chimique, serait rapidement écarté comme peu pertinent.

En 1973, David Ruelle récidive en émettant l’hypothèse de l’existence d’une "turbulence chimique", dans une note passée alors assez inaperçue 1582 . La présentation de Ruelle est essentiellement mathématique. En substance il affirme que les concentrations dans les réactions chimiques sont décrites par des équations différentielles non linéaires. Par conséquent, cette nature non linéaire devrait permettre l’apparition de turbulence chimique dans des conditions appropriées. La référence à "On the nature of turbulence" de 1971 est sans équivoque. La propriété de turbulence est une propriété en quelque sorte "universelle" des modèles mathématiques, valables pour les modèles de l’hydrodynamique comme pour ceux de la chimie.

Cet épisode montre les réticences des chimistes qui ont déjà du mal à se dépêtrer des questions d’homogénéité. Les théories de Ruelle sur la turbulence ne provoquent pas plus d’enthousiasme que dans le domaine de la turbulence hydrodynamique mais pour des raisons différentes. Comme celui de 1971, l’article de Ruelle sera d’ailleurs refusé, dans un premier temps.

Notes
1579.

[RUELLE, D., TAKENS, F., 1971], p. 176 (note 22).

1580.

Voir [RUELLE, D., 1991], p. 93.

1581.

Pour les travaux de Chance, voir page 618.

1582.

[RUELLE, D., 1973]. La note repose sur son article avec F. Takens de 1971, lui-même encore peu populaire parmi les scientifiques. Dans les travaux des chimistes des années 1970 s’occupant des questions d’oscillation, il n’est pratiquement (pour ne pas dire jamais) question de cet appel de Ruelle.