L’Ecole Normale Supérieure et Bourbaki

Le groupe Bourbaki est né en 1935 de la réunion de quelques jeunes mathématiciens issus de l’Ecole Normale Supérieure (ENS) 1603 . Au sortir de la seconde guerre mondiale, ils sont en position de force dans les mathématiques en France. Parmi les membres du groupe on trouve des grands noms des mathématiques : Henri Cartan, André Weil, Jean Dieudonné, René de Possel, Jean-Pierre Serre, Laurent Schwartz.

L’aspect qui nous intéresse ici tient plus au style et aux choix du groupe qu’aux travaux mathématiques de Bourbaki. La démarche du groupe est caractérisée par l’axiomatisation et une vision structurale. Un certain nombre de disciplines se prêtent mal à cette vision : le groupe Bourbaki est amené à écarter les domaines de l’analyse numérique, théorie des probabilités, informatique théorique, théorie des jeux, etc. et prend pour credo la défense des mathématiques "pures" 1604 .

L’influence de Bourbaki est difficile à quantifier. Il est hors de doute que ses idées ont eu un impact intellectuel et culturel très important des années 1950 aux années 1970 1605 . Sur le plan institutionnel Bourbaki tient la citadelle de l’ENS, avec Henri Cartan, jusqu’en 1965 1606  : le sujet de mathématiques fétiche et noble (car "bourbachique") sera la géométrie algébrique pour quelques années. Le leadership s’étend très au-delà de l’ENS : Serre est au collège de France en 1956, Schwartz, Choquet, Chevalley, Godement à la Sorbonne, Grothendieck à l’IHES. Pour ce qui est du CNRS, outre l’influence indirecte des membres, il faut ajouter qu’ils ont aussi leur place dans la section 1 du Comité National 1607 . Les idées de Bourbaki participent également de conceptions plus générales répandues parmi les mathématiciens, comme les "applications des mathématiques" : celles-ci se sont développées sans Bourbaki, qu’il ne faut donc pas rendre responsable de tous les maux, mais Bourbaki leur a apporté un écho important.

Notes
1603.

Nous renvoyons au dossier de Pour la Science, consacré à Bourbaki : [BOURBAKI, 2000]. La constitution du groupe entre les deux guerres tient à deux facteurs : la guerre 14-18 avait creusé un fossé de génération chez les mathématiciens français et l’impression dominait que les mathématiques françaises étaient moribondes face à la grande vitalité des mathématiques allemandes. En réaction aux cours un peu dépassés, proposés alors à ces jeunes mathématiciens, germe l’idée de rédiger d’abord un traité d’analyse au goût du jour puis une collection de traité (les "Eléments de mathématiques") couvrant un ensemble toujours plus vaste de notions.

1604.

Le porte-parole le plus zélé du groupe, Jean Dieudonné, est l’auteur de plusieurs publications exprimant cette hiérarchie au sein des mathématiques, par leur "contenu bourbachique". Dans son opuscule de 1987, Pour l’honneur de l’esprit humain ; les mathématiques aujourd’hui, ([DIEUDONNE, J., 1987]) il persiste et maintient son parti pris pour les mathématiques pures. L’épigraphe de l’ouvrage est d’ailleurs le très célèbre mot de Gustav Jacobi: "M. Fourier avait l’opinion que le but principal des mathématiques était l’utilité publique et l’explication des phénomènes naturels ; mais un philosophe comme lui aurait dû savoir que le but unique de la science, c’est l’honneur de l’esprit humain, et que sous ce titre, une question de nombres vaut autant qu’une question de système du monde.".

1605.

Rappelons que l’enseignement des mathématiques "modernes" à l’école dans les années 1960-70 en est un dérivé (même si les membres du groupe Bourbaki n’en sont pas directement responsables). [POUR LA SCIENCE, 2000].

1606.

D’après Kropfinger, en 1976, la plupart des mathématiciens de moins de 35 ans en activité (université et CNRS) ont été formés par ce bourbakiste. Voir : Les mathématiques au CNRS dans les années 70, par Gwénaël Kropfinger, consultable sur : http://picardp1.ivry.cnrs.fr/Kropfinger.html

1607.

En quelques chiffres : en 1953 le Comité de la section 1 compte Cartan et Schwartz (sur 12 membres au total). En 1960 : Cartan, Dieudonné, Schwartz et Serre (sur 19 membres au total). En 1969 : Schwartz et Serre (sur 22 membres au total). La proportion diminue, mais ces chiffres ne comptent pas les sympathisants, ni les opposants, car cela est bien souvent difficile à évaluer.