Les conséquences

Ces conceptions ont trois conséquences importantes. La première, issu du rapport entre le pur et l’appliqué tel qu’il est imaginé, se rapporte à la question de la technique, perçue de manière extrêmement simpliste :

‘"Il est vital pour l’avenir de la recherche de faire connaître aux mathématiciens les problèmes qui se posent ou semblent se poser dans les domaines techniques et d’accélérer l’application technique des nouveaux résultats de mathématiques pures [...]" 1612 .’

En d’autres termes, les techniciens, une fois que les résultats mathématiques leur sont rendus accessibles, n’ont qu’à les utiliser pour résoudre leurs problèmes. Tout semble donc se jouer au niveau de l’information. Il faut "développer à côté des mathématiciens purs, une catégorie de chercheurs qui s’efforceraient de déceler les problèmes, les préciser et les résoudre" 1613 . Par ailleurs "la Commission préconise l’organisation d’un cycle de conférences à l’usage des physiciens" 1614 .

La surprise vient de ce que, parmi les exemples choisis dans le rapport de 1960, on trouve le nom de Poincaré et les questions de mathématiques des équations différentielles :

‘"Certains milieux scientifiques américains attribuent l’avance des Soviétiques en matière d’astronautique à leur connaissance des problèmes d’équations différentielles et de cycle limite, introduits par Henri Poincaré au début du siècle" 1615

Il y a donc une reconnaissance de l’importance de ces mathématiques, dans la section la plus concernée par ces questions. Mais, enfermés dans leurs discours, les mathématiciens estiment qu’il suffit d’en informer les techniciens et former des scientifiques spécialisés dans ces applications. C’est "vital pour l’avenir de la recherche" ; l’exemple des "découvertes de Henri Poincaré et des grands chercheurs de son temps donnent lieu aujourd’hui, mais bien souvent aujourd’hui seulement, à beaucoup d’utilisations pratiques" 1616 en est la preuve. En tout état de cause, les techniciens "ne cherchent pas assez souvent auprès des mathématiciens les réponses aux questions qui les intéressent" 1617 . Les autres rapports des années 1960 contiennent des arguments équivalents, et les mathématiciens, sans eux-mêmes faire les démarches vers l’"appliqué", enjoignent les techniciens et les physiciens à les écouter pour qu’ils leur expliquent comment procéder en la matière.

Comment ne pas être saisi par le décalage entre ces injonctions des mathématiciens "purs" et le travail entamé par Vogel au CRSIM depuis 1950 ? Il est vrai que ce laboratoire ne dépend pas de la même section et ne fait pas de mathématiques "pures".

En tout cas, les appels des mathématiciens ne semblent pas avoir reçu d’échos. Il faut dire qu’une telle condescendance à l’égard des techniciens et des physiciens, suscite difficilement des vocations et n’aide pas à franchir les frontières entre disciplines. Plus largement, les mathématiques pures ont tendance à s’isoler : cela peut apparaître paradoxal, vu qu’il y a une volonté d’ouverture vers les autres disciplines, mais ces velléités sont desservies par leur discours. En particulier les autres sections de mathématiques travaillent déjà en étroite collaboration avec les physiciens, mécaniciens, ingénieurs : elles sont dans un état d’esprit bien différent, comme nous allons le voir sur l’exemple de la section 3.

Enfin, troisième conséquence, ces discours maintiennent le CNRS dans son état d’acteur mineur des mathématiques pures. Il est l’agence de moyen 1618 au service des universitaires, dont les demandes sont parfois extravagantes 1619 . En tout cas l’idée de développer les mathématiques au CNRS est aux antipodes des intentions de la section 1 du Comité National, préférant privilégier les financements de thèses :

‘"Il est indispensable qu’un nombre croissant de jeunes particulièrement doués puissent [...] faire rapidement des thèses comme chercheurs au CNRS, et que les assistants de Mathématiques...puissent, une fois leurs recherches avancées, trouver au CNRS la possibilité de terminer leur travail, en étant débarrassés de leurs lourdes charges universitaires" 1620 .’
Notes
1612.

Ibid., p. 13.

1613.

Ibid., p. 13.

1614.

Ibid., p. 13.

1615.

Ibid., p. 9. Les avancées en astronautique renvoient au Spoutnik, mis en orbite en 1957.

1616.

Ibid., p. 13.

1617.

Rapport de conjoncture du CNRS 1960, section 1, p. 13.

1618.

Les rapporteurs n’hésitent pas à faire une allusion au système américain de la "National Science Foundation" (NSF), agence de moyens pour la recherche, laquelle donne un salaire, des frais de publication, de voyage aux chercheurs pour justifier l’attribution de facilités matérielles aux jeunes chercheurs. "Sans préjuger du fait que de tels types de contrats puissent ou doivent être envisagés dans l’avenir par le CNRS, il n’en reste pas moins qu’il n’est pas logique de ne pas envisager, au moins pour de jeunes chercheurs, des fonds pour des dépenses professionnelles". Rapport de conjoncture du CNRS 1962-63, p. 13.

1619.

Le premier rôle confié au CNRS se limite à de l’appoint : améliorer le fonctionnement des instituts de mathématiques en employant bibliothécaires et secrétaires, mettre au goût du jour les périodiques français, inviter des conférenciers pour des colloques. Mais parfois les demandes sont disproportionnées. En 1959, par exemple, la section 1 demande la création de 49 postes de secrétaires-bibliothécaires pour les Instituts de mathématiques (l’effectif CNRS correspondant à la section est de 41 au total), demandes reformulées les années ultérieures (en proportion plus raisonnable toutefois). Les appels au CNRS en 1964 incluent la création de 20 postes de collaborateurs techniques par an, 4 traducteurs, 12 millions de Frs pour les Instituts de Recherche mathématique, 2 millions de Frs pour le Centre de Rencontre et d’Etudes Mathématiques (le budget total du CNRS est d’environ 400 millions de Frs). A quoi s’ajoute, jusqu’en 1970 au moins, 10 postes de chercheurs par an !

1620.

Rapport de conjoncture du CNRS 1962-63, p. 12.