Les mathématiques découpées en trois sections

Un retour sur les distinctions opérées en 1945, reconduites dans les sections du Comité National, s’impose car elles sont en fait un prolongement d’une vision très française des différentes activités de mathématiques. On avait, par exemple, attribué une chaire de théorie physique et calcul des probabilités à Poincaré, à la fin du XIXème (première chaire de physique mathématique en France) : l’idée que les probabilités relèvent de la physique théorique a perduré dans la section 2. Par ailleurs la Mécanique est considérée, au moins depuis le XIXème siècle, comme une branche des mathématiques en France (contrairement aux pays étrangers, où la Mécanique est une discipline de la physique). En outre, les personnalités décidées à réorganiser le CNRS après guerre ont eu un poids important dans la création des sections.

Ainsi, la section "Mécanique générale et mathématiques appliquées" (section 3 de 1948 à 1967) est tout à l’image de son instigateur principal, Joseph Pérès (1890-1962), spécialiste des mathématiques appliquées à la Mécanique. Pérès est le directeur adjoint du CNRS (1945-49) et président de la section de 1950 à son décès le 12 février 1962. La présence de ses élèves et personnalités fortes, Malavard 1624 et Valensi 1625 , dans la même section, ajoute du poids à ses conceptions. Rappelons que Pérès a été le maître de Mécanique de Vogel (avant la guerre), et son directeur de thèse de 1944 à 1947.

La section 3 se rapporte à deux communautés scientifiques et trois activités : la Mécanique et les mathématiques appliquées, avec un ascendant pour la Mécanique. Sous la dénomination "mathématiques appliquées" se trouve une activité de mathématiques et de calcul scientifique. Les recherches en matière de calcul sont conduites à l’Institut Blaise Pascal (IBP), dirigé par Pérès. L’institut, fondé en 1946, est le produit d’une fusion du laboratoire d’analogies électriques de Pérès et du laboratoire de calcul mécanique de Louis Couffignal. L’ancien laboratoire de Pérès devient le laboratoire de calcul expérimental analogique, dirigé par Lucien Malavard 1626 . Couffignal prend la tête du laboratoire de calcul mécanique 1627 , de 1946 à 1957.

La coexistence de ces trois recherches au sein d’une même section s’explique par le fait qu’elles sont toutes considérées comme des applications des mathématiques. En outre, Pérès, patron incontesté de la section jusqu’en 1962, favorise une recherche interdisciplinaire, axée sur la Mécanique, dans un dialogue avec les mathématiques.

Vogel est un élève très respectueux de Pérès et qui, en définitive, applique les recettes de Pérès aux questions d’oscillations non linéaires, au CRSIM. Il mène une recherche en Mécanique non linéaire, très guidée par les mathématiques de Poincaré ; il s’intéresse et participe au développement du calcul scientifique et de l’analyse numérique, à Marseille, aux côtés de Valensi. L’école Vogel prolonge l’école de Mécanique de Pérès , en créant une branche de recherches sur le non linéaire.

Cette situation nous montre que l’idée d’application des mathématiques est partagée même par ceux qui disent la pratiquer. La différence avec les mathématiques "pures" est justement le fait qu’elle soit associée à une véritable pratique, combinant Mécanique, mathématique et calcul. L’idée en elle-même n’est pas nécessairement néfaste, mais elle reste stérile si elle se limite à des discours. Le manque cruel de rapports avec les mathématiques "pures" est encore plus évident dans les appels lancés par la section 3. Deux citations du rapport de conjoncture de 1960 sont confondantes : "l’étude théorique des systèmes différentiels ordinaires – spécialement dans le cas non linéaire – offre un grand intérêt au point de vue des applications" 1628 . Dans l’optique de revitaliser la recherche en Mécanique des solides en France : "il existe en France des traditions en matière d’étude des systèmes différentiels [...] Il suffit d’intéresser quelques groupes de théoriciens aux problèmes présentant un intérêt plus pratique, en particulier à la dynamique des systèmes non linéaires" 1629 .

L’entreprise de Vogel a donc une signification toute particulière. Elle incarne les tendances souhaitées par la commission. Les initiatives de Vogel contribuent à créer un milieu interdisciplinaire au CRSIM, conformément à ses idées et celles de Pérès. Son investissement personnel profite de circonstances très favorables. Mais ces conditions ne vont pas durer.

Notes
1624.

Lucien Malavard est ingénieur de l’Ecole Nationale Supérieure d’Aéronautique, élève de J. Pérès, spécialiste de calcul analogique et mécanique des fluides, nommé professeur en 1952 à la faculté des sciences de Paris (chaire d’aviation). Il est membre de la section 3 de 1956 à 1966, puis de celle de mécanique. En 1967, il préside le comité scientifique de l’AC "calculateurs", siège au Conseil Scientifique et Conseil d’Administration de l’IRIA (Institut de Recherche en Informatique et Automatique). Il est directeur de la DRME (Direction des Recherches et Moyens d’Essais) de 1961 à 1965, de l’ONERA de 1962 à 1965, et membre du Directoire du CNRS entre 1967 et 1969.

1625.

Jacques Valensi est un mécanicien, élève de Pérès et directeur de l’Institut de Mécanique des Fluides, crée en 1930 par Pérès. Il est intéressé par les questions de mathématiques appliquées et calcul scientifique (l’IMF possède alors un centre de calcul). [MOUNIER-KUHN, P.E., 1987], p. 33.

1626.

Le laboratoire est lié à l’ONERA (Office National d’Etudes et de Recherches Aéronautique, qui héberge le laboratoire à partir de 1951) et effectue des calculs pour l’aéronautique. Cette activité ne se résume pas à faire des calculs à longueurs de temps : il s’agit d’un travail sur les méthodes et les procédés qui conduit à des résultats tant mathématiques (résolution d’équations différentielles, analyse harmonique) que pratiques. Rapport d’activité du CNRS, 1951/52, p. 27

1627.

Les recherches portent à la fois sur les machines à calculer mécaniques et sur les méthodes de calcul qui permettent de rendre les calculs mécanisables : une partie des recherches est donc consacrée à de l’analyse numérique.

1628.

Rapport de conjoncture du CNRS 1960, p. 38.

1629.

Rapport de conjoncture du CNRS 1960, p. 39-40.