Evolution de la Mécanique

Au sein de la commission, Pérès maintient la cohésion entre mathématique et Mécanique, mais elle a ses limites car au fil des années 1960, la Mécanique a tendance à s’autonomiser. La situation évolue, conduisant à des situations assez invraisemblables, mais dans les années 1960 encore, le CRP reste dans la ligne Pérès.

En réalité, le rapport de conjoncture de l’année 1960 signe déjà la fin du dialogue général au sein de la commission et le début des dissensions entre Mécanique et mathématiques appliquées. La commission opérera même en deux sous-commissions pour le rapport de 1963-64, lui aussi présenté en deux chapitres séparés.

Ces ruptures reflètent d’abord une évolution dans les orientations de recherches effectuées en Mécanique et informatique. La Mécanique a tendance à s’écarter de son carcan mathématique déjà bien formé. Les problématiques de la Mécanique s’élargissent et vont de la formalisation très poussée à une recherche de physique, incluant le recours à l’expérience (et donc les moyens importants que cela réclame, par exemple les souffleries en aérodynamique) et en relation avec d’autres champs de la physique (thermodynamique, chimie notamment). En anticipant sur les évolutions à venir, la Mécanique devient progressivement une Science Pour l’Ingénieur et a de plus en plus recours à la simulation numérique. De l’autre côté, l’informatique (ou calcul automatique ou mathématiques appliquées) entame le processus inverse : si au départ, il s’agissait d’une recherche technologique, la problématique s’est élargie à la recherche d’une formalisation, d’algorithmes et de méthodes (une informatique théorique). Le développement de l’informatique au CNRS a été initié autour des mathématiques et à tendance à rester majoritairement dans cette voie 1630 . Mécanique et informatique, proches dans l’esprit, dans les années suivant la guerre et sous l’impulsion de Pérès, tendent à se distinguer.

Progressivement, le groupe de Mécanique va prendre de l’autonomie. Les rapports arguent régulièrement du fait que la Mécanique est un secteur stratégique et mérite une priorité. La Mécanique des solides est présentée comme un secteur très défavorisé 1631 . Il est intéressant alors de constater que les solutions paraissent simples : "dans ce domaine tout n’est qu’une question d’orientation et d’effectif de chercheurs" 1632 . Les auteurs semblent considérer que la recherche théorique et mathématique est à un bon niveau en France, mais qu’il faut capter l’attention les théoriciens dans ce domaine. C’est le signe que, tout en cherchant son indépendance, la Mécanique doit faire face à des défis où les mathématiques jouent un rôle important.

Dans le rapport 1962-63, les auteurs insistent sur les mêmes points et le "manque d’une école française se préoccupant des questions théoriques, se rapportant à l’élasticité, à la plasticité et à la stabilité" 1633 . Ce constat pourrait paraître anodin, mais il montre déjà que les problèmes d’orientations ne sont certainement pas réglés (les nouveaux thèmes de l’élasticité et plasticité ne sont sans doute pas encore très "académiques"). Ce sont des problèmes importants de mathématiques de la Mécanique qui émergent au moment où la scission s’opère entre mathématiciens et mécaniciens. Le dialogue, qui avait été entretenu par l’école Pérès, ne semble déjà plus d’actualité. On peut également se demander à quoi sert une forte tradition mathématique française si elle n’est pas canalisée sur les problèmes décisifs.

Le rapport de 1964 offre la possibilité à la discipline Mécanique de s’afficher comme autonome 1634 . La liste des recommandations en matière de Mécanique est longue et on relève ici uniquement l’importance accordée aux mathématiques et au calcul : comme antérieurement, les questions de vibrations, de plasticité, de viscoélasticité, des équations de comportement rentrent dans les grands axes prioritaires (les mathématiques sont la clef de voûte de ce type de recherche). Le développement de procédés de calcul analogique, hybride et automatique, s’ajoute à cette liste : le détachement concomitant des mathématiques appliquées et de l’informatique ne semble pas aller dans le sens de plus de coopération.

La situation est finalement assez étonnante : les dissensions entre Mécanique, mathématiques et informatique se font jour au moment où la Mécanique est appelée à recourir massivement aux mathématiques et à l’informatique. Cependant, l’élan donné par Pérès ne se tarit pas immédiatement après son décès. Au CRP les recherches mathématico-mécaniques se poursuivent 1635 avec Vogel aux commandes du laboratoire. Le meilleur exemple reste certainement le Laboratoire de calcul électronique analogique dirigé par Malavard. En 1962, il se désolidarise de l’IBP pour devenir le Centre de Calcul Analogique, toujours dirigé par Malavard. Vogel fait partie du comité de direction de 1964 à 1973 1636 . Fin 1964, Malavard réoriente le laboratoire vers le calcul hybride en couplant les calculs analogiques avec des calculateurs numériques 1637 . La recherche au laboratoire tourne autour de deux axes : la Mécanique (aérodynamique, hydrodynamique) et les systèmes informatiques. Le laboratoire devient en 1972 le LIMSI (Laboratoire d’Informatique pour la Mécanique et les Sciences de l’Ingénieur) dont le titre reflète au mieux l’activité qui s’y développe. Il sera, naturellement, intégré au département des Sciences pour l’Ingénieur (SPI).

La situation du CRP devient plus problématique lorsque la section de Mécanique (section 4) est crée, en 1967. Malgré la scission interne à la section 3, l’activité de la "dynamique théorique" se maintient jusque-là, sans problème majeur. Mais la fin des années 1960 est le début d’une crise au laboratoire. Il ne s’agit pas simplement d’une conséquence du redécoupage des sections mais d’une interrogation très générale sur les missions du laboratoire et plus généralement sur l’organisation et la politique scientifique du CNRS. Avant d’en venir à ce débat, il convient d’insister sur les problèmes posés par l’informatique au CNRS, avant les années 1970.

Notes
1630.

[MOUNIER-KUHN, P.E., 1987], p. 36.

1631.

"La Mécanique des solides souffre en France d’une désaffection certaine ; les Centres spécialisés en Métallurgie mis à part, l’équipement en matériel des Centres français est particulièrement pauvre, l’effectif des chercheurs est singulièrement faible, les travaux théoriques et originaux singulièrement rares. Cette situation est grave ; non seulement pour le prestige du pays dans le domaine de la recherche fondamentale, mais aussi, pour l’avenir de son progrès technique. Il faut souligner qu’à l’étranger, la Mécanique des Solides connaît une grande faveur, qui ne cesse de croître ; un savant britannique éminent rappelait récemment que "cette partie de la Mécanique est, probablement, la branche des Mathématiques Appliquées qui se développe le plus rapidement à l’heure actuelle".", Rapport de conjoncture du CNRS 1960, p. 39.

1632.

Rapport de conjoncture du CNRS 1960, p. 40.

1633.

Rapport de conjoncture du CNRS 1962-63, p. 32. Il s’agit d’un constat dressé par l’Association Nationale de Recherche Technique.

1634.

"La Mécanique, considérée tantôt comme une branche particulière de la Physique, tantôt comme une application des Mathématiques [...] la Mécanique constitue maintenant une science autonome au domaine de recherche bien défini.", Rapport de conjoncture du CNRS 1963-64, p. 64.

1635.

Le Rapport de conjoncture de 1961-62 le cite en exemple des équipes qui s’orientent dans une bonne voie.

1636.

Notons que le comité de direction accueille les meilleurs spécialistes de mécanique-informatique : Paul Germain, René de Possel, Jacques-Louis Lions, Jean Kuntzmann, entre autres.

1637.

Procès verbal de la réunion du comité de direction du CCA, 21 décembre 1964. G850001 Art 31. L’idée est alors d’associer une machine du genre CAB 500 pour certaines phases du calcul de résolution d’équations aux dérivées partielles, par exemple. Le CNRS est d’ailleurs sollicité pour des crédits spéciaux.