Rattraper le retard

Avant guerre, les spécialistes français du calcul automatique sont déjà en retard sur leurs homologues étrangers. L’accélération de la recherche hors de France pendant la guerre, ne fait qu’augmenter le retard des chercheurs français en 1945 1638 . Dans l’immédiat après guerre, la création de l’IBP illustre l’attention portée au calcul automatique et constitue une tentative de rattraper ce retard. L’objectif est double : développer des recherches sur les machines à calculer et constituer un centre de calcul au service de la communauté scientifique 1639 . Dès les premiers temps on pense que l’IBP "sera, si nous réussissons dans nos desseins, un centre de mathématiques appliquées unique au monde" 1640 .

Les années suivantes sont marquées par le creusement de l’écart entre la recherche dans le domaine en France par rapport à l’étranger, surtout aux Etats-Unis. L’anti-héros de cette histoire est Louis Couffignal 1641 . Son projet de faire du calcul mécanique (lancé en 1947) se met en place à contre-courant de ce qui se fait ailleurs, contre les idées de certains opposants tels Léon Brillouin (partisan de suivre ce qui se fait aux Etats-Unis en matière de calcul électronique). La machine de Couffignal se fait attendre, mais les partis pris de Couffignal la rendent quasiment impossible à mettre en œuvre. En 1951, lors d’un colloque à l’IBP, la situation est claire : alors que d’autres machines sont en voie d’industrialisation, l’IBP en est encore à des spéculations. Cet échec accentue le retard en France, puisque cinq années ont été perdues dans un investissement pour une machine non viable et cinq années de "dépression" suivront à l’IBP 1642 .

Ces années 1950 voient, par ailleurs, la suppression des commissions de spécialités voulues par Frédéric Joliot lors de la réorganisation du CNRS après la guerre, et des fluctuations dans la composition de la section 3 (Mécanique générale et mathématiques appliquées), puisque Pérès est seul, avant que Malavard, puis Kuntzmann, puis de Possel ne le rejoignent 1643 .

En 1960, la situation n’a guère évolué : l’informatique est devenue indispensable à un pays moderne, mais la France est considérablement en retard 1644 (ce qui signe au passage un constat d’échec du CNRS, lequel a été incapable d’assumer son rôle dans l’émergence de ce domaine). En conséquence, il faut faire des efforts en matière d’équipement : la stratégie est de fournir une machine modeste (les machines CAB 500 vont proliférer) dans les centres de calcul nouveaux puis les développer lorsque les scientifiques ont pris conscience de l’utilité des moyens de calcul. Dans le même temps il faut équiper de machines puissantes les centres déjà importants (Paris, Grenoble, Toulouse).

Nous voulons souligner deux points : le manque d’équipements et le travail à accomplir pour faire prendre conscience de leur utilité. Le Rapport de conjoncture de 1964 vient ajouter :

‘"[…] l’emploi des machines est entré dans la vie scientifique normale. Nous venons d’assister à la naissance d’un processus irréversible et inéluctable. Les machines sont nécessaires pour certaines activités (aéronautique, automatisme industriel, documentation automatique, etc.) et donneront à d’autres activités un nouveau visage (physique, gestion, médecine, etc.)" 1645 . ’

Les multiples problèmes posés par l’utilisation de ces équipements sont mis en exergue et les auteurs rappellent que :

‘"[…] les machines analogiques sont encore assez peu utilisées en calcul scientifique […] Quoi qu’il en soit, on ne peut que constater un manque de liaison entre les usagers des machines numériques et ceux des machines analogiques" 1646 .’

Cependant, il convient de relativiser cet état de fait : le CNRS est pris dans un processus dont les orientations sont décidées par un autre organe, la DGRST 1647 . Le "Plan calcul", nouvelle opération dont l’ambition est de mettre en place des capacités de calcul adaptées aux nouvelles exigences scientifiques, est lancé en 1966 dans ce cadre mais il n’aura pas beaucoup plus de succès que les tentatives précédentes.

Notes
1638.

Nous renvoyons à l’étude de G. Ramunni, consacrée aux problèmes de l’informatique au CNRS, et au parcours vers la "non construction" du premier calculateur électronique au CNRS : [RAMUNNI, G., 1989b].

1639.

[MOUNIER-KUHN, P.E., 1987], p. 134.

1640.

Séance plénière du Comité National, 2 juin 1948 (Archives du CNRS).

1641.

Les détails reportés ici sont tirés de l’article de G. Ramunni. Couffignal avait fait sa thèse en 1938, sur la théorie des machines à calculer, et mêle réflexion théorique et projets de machines. Directeur du laboratoire de calcul scientifique de l’IHP (Institut Henri Poincaré) sous le CNRSA (Centre National de la Recherche Scientifique Appliquée, création éphémère de 1938), ses projets de construction de machine à calculer mécanique sont retardés par la guerre, cependant qu’il conquiert une place institutionnelle importante.

1642.

[MOUNIER-KUHN, P.E., 1987], p. 16.

1643.

Malavard, Kuntzmann et de Possel siègeront jusqu’en 1966, moment du redécoupage. [MOUNIER-KUHN, P.E., 1987], p. 22.

1644.

Rapport de conjoncture du CNRS 1960, section 3.

1645.

Rapport de conjoncture du CNRS 1963-64, p. 94.

1646.

Ibid., p. 92.

1647.

La Délégation Générale à la Recherche Scientifique et Technique, mise en place en 1958, est l’ancêtre du Ministère de la Recherche.