L’informatique et la préhistoire du chaos

Les travaux réalisés par Hénon, Vogel et son groupe, Mira et Gumowski s’inscrivent dans ce contexte. Ils permettent également de suivre l’évolution et préciser les problèmes liés à l’informatique en France.

Michel Hénon commence sa construction d’un ordinateur analogique vers 1955, en plein désarroi à l’IBP et décribilisation de Couffignal (parrain de recherche de Hénon). Les calculs analogiques de Malavard se développent bon gré, mal gré, mais en forte relation avec l’ONERA. Ainsi, il existe très peu de structures en France susceptibles d’aider Hénon et il travaille seul sur sa machine 1648 . Le CNRS fournit tout de même les crédits pour la machine 1649 . Lorsqu’il arrive aux Etats-Unis en 1962, Hénon trouve une toute autre gamme d’ordinateurs, sans comparaison de performances avec ceux disponibles en France. Ces potentialités lui offriront la possibilité d’expérimenter, en 1962, le modèle de Hénon-Heiles.

De retour à Meudon, Hénon est témoin du remplacement de l’IBM 650, par une machine "équivalente" aux machines américaines, une IBM 7040. Cependant, comme il le dit, les astrophysiciens étaient encore obligés d’aller faire une partie de leurs calculs en Belgique 1650 . A son arrivé à Nice en 1968, la situation n’est guère plus glorieuse. L’IBM 7040 de Meudon est transféré progressivement là-bas. Mais c’est un autre écueil qui attend l’observatoire : dans le cadre du "plan calcul", c’est une machine française qui est destinée à équiper le centre, une machine Solar. Les problèmes rencontrés avec la machine détournent les astronomes du calculateur et les orientent vers des études plus théoriques 1651 .

Au CRSIM, la situation est différente puisqu’il n’y a même pas de centre de calcul équivalent à celui de l’observatoire. Vogel est très intéressé par le calcul scientifique, connaît Malavard et il est le demandeur des premiers calculateurs au CRSIM. Un calculateur analogique (Djinn) et une CAB 500 arrivent au début des années 1960. L’utilisation des calculateurs est révélatrice des problèmes rencontrés avec l’informatique. D’un côté Vogel souligne que son intention est de faire travailler les chercheurs sur ces machines à calculer, mais qu’il est difficile de trouver des chercheurs qui conviennent ou qui s’intéressent à ces questions 1652 . D’un autre, la situation en 1965 est la suivante : les utilisateurs sont essentiellement les chercheurs pratiquants les mathématiques (dynamique théorique, élasticité et mathématiques appliquées). Les machines sont donc plutôt mobilisées pour des résolutions d’équations différentielles, en vue d’études théoriques plus que pratiques. Le calcul analogique est bien exploité (2 machines sont utilisées), la machine CAB 500 est déjà saturée et son remplacement est envisagé 1653 .

Comme cela a été indiqué au niveau général du CNRS, il y a un problème de puissance de calcul disponible et de volonté, de capacité à s’investir dans l’utilisation des ordinateurs. Ici, ce sont des scientifiques formés aux mathématiques qui en font usage. La disponibilité des calculateurs est le seul paramètre qui bride l’expérimentation numérique en "dynamique théorique" dans les années 1960.

Enfin, à Toulouse, au LAAS, le contexte est encore différent. Avant le LAAS, crée en 1967 seulement, Mira et Gumowski travaillent au Laboratoire de Génie Electrique. Ils profitent, au moins avant 1970, d’un environnement propice à leurs études d’autant plus qu’il existe à Toulouse un centre de calcul développé et renforcé par le CNRS. En outre, le LAAS a dès sa création, une politique de développement des moyens de simulation analogique et numérique 1654 .

Dans cette situation nous retrouvons plusieurs constantes. Nous sommes renvoyés dans un premier temps aux grandes lignes esquissées à propos de la pratique du calcul : les utilisateurs ont une double formation, ce sont des physiciens connaissant bien les mathématiques. Pour le CRSIM et le LAAS ils sont aussi des ingénieurs. L’expérimentation numérique se développe dans des milieux où se cultive une certaine interdisciplinarité, ouverte à l’électronique d’un côté, aux mathématiques de l’autre.

Deuxièmement, si les mathématiques semblent indispensables dans l’utilisation précoce des moyens informatiques, cela ne suffit pas, comme nous le rappellent les opinions courantes en section 1. Outre que la commission du Comité National ne compte pratiquement aucun spécialiste d’informatique, ils considèrent plutôt que c’est de la "basse cuisine" 1655 .

Enfin, les travaux numériques expérimentaux sont directement liés, ne serait-ce qu’en termes quantitatifs, aux moyens de calcul accessibles à un laboratoire. Les conséquences de l’absence de machine française performante sont difficiles à évaluer, mais il est certain que ces lacunes ont restreint les tentatives d’expériences numériques. On est bien loin du laboratoire de Los Alamos où Ulam profite des machines intégrant les dernières avancées de la technique.

En réalité, ces constantes ne sont que le reflet d’un problème "unique", plus profond, épistémologique : la perception de l’informatique en France.

Notes
1648.

Son projet aboutit, mais la machine est déjà presque dépassée lorsqu’elle est achevée ; un temps de réalisation plus court aurait peut-être permis de rentabiliser l’effort. Cependant, il faut ajouter que Hénon apprécie le travail un peu solitaire, comme il le fera par la suite sur d’autres sujets. Les soutiens techniques lui sont venus des astronomes et astrophysiciens qui connaissaient l’électronique du fait des manipulations d’autres instruments d’observations (Entretien avec Michel Hénon, 17 mars 2004).

1649.

Entretien avec Michel Hénon, 17 mars 2004.

1650.

Un système s’était organisé : une collecte des programmes, puis un voyage en Belgique, chacun son tour. Entretien avec Michel Hénon, 17 mars 2004.

1651.

Cette machine était apparemment difficile à programmer, au point que pratiquement tout le monde au laboratoire a renoncé au calcul numérique.

1652.

Procès verbal du Comité de Direction, 20 décembre 1962.

1653.

Rapport au Comité de Direction, Février 1965.

1654.

Il s’agit de "mettre le paquet" à ce sujet (Procès verbal du comité de direction du LAAS, 12 Octobre 1968. Archives du CNRS, G 850001 Art 7). Les premières années vont être effectivement marquées par l’importance de l’équipement en moyens de calcul. Si à ces débuts le laboratoire a recours aux moyens disponibles à l’Institut de Calcul Numérique (un calculateur IBM 7044, remplacé ensuite par un CII 10070) à Toulouse et ceux de l’Ecole Nationale Supérieure d’Aéronautique et de l’Espace (ENSAE) (un autre CII 10070), le nombre croissant d’utilisateurs et d’heures de calculs incite à chercher d’autres moyens, plus puissants. Il devient vite "absolument nécessaire" au laboratoire de posséder une machine de type IBM 1130 permettant la mise au point de programmes envoyés ensuite au CIRCE (Centre Inter-Régional de Calcul Electronique, à Orsay) : un tel terminal est opérationnel en septembre 1971 et résout partiellement le problème. (Rapport au comité de direction, novembre 1971. Archives du CNRS, G 850001 Art 7).

1655.

[MOUNIER-KUHN, P.E., 1987], p. 19 (Interview de F.H. Raymond). F.H. Raymond est le premier industriel informaticien français ; il est nommé dans la commission en 1960, mais il y est assez isolé.