Perception de l’informatique en France

L’informatique est confrontée à un problème quant à son statut institutionnel et épistémologique, les deux étant fortement liés. Dans le milieu des années 1960, se pose la question d’un réarrangement des disciplines de la section 3, sous l’effet d’une scission progressive de la Mécanique et la croissance démographique de la section 10 (électronique et automatique), aux problématiques assez proches. Les projets formés, et le redécoupage de 1967, reflètent à la fois les enjeux de pouvoir entre disciplines et le positionnement des scientifiques français relativement à cette nouvelle science : l’informatique est accolée aux mathématiques. Plus fondamentalement, nous allons voir que les débats révèlent les difficultés à situer l’informatique dans les cadres épistémologiques classiques, entre le pur et l’appliqué, les mathématiques et la physique. Nous devrons mettre en perspective ces débats avec les pratiques du non linéaire, où les mathématiques expérimentales sont courantes. Cela réaffirmera l’aspect problématique de l’acceptation de l’outil informatique dans la pratique scientifique.

Plusieurs projets d’arrangements des sections sont débattus à partir de 1964.

Un projet de regroupement centré sur les mathématiques appliquées et l’informatique, incluant également l’automatique, les probabilités et les statistiques (de la section 2) a été proposé : ce projet a les faveurs des informaticiens et des mathématiciens appliqués qui veulent une autonomie. En même temps, les mathématiciens appliqués ne veulent pas d’un rapprochement avec les mathématiques pures, qui selon eux, freinerait l’expansion des mathématiques et mettrait les mathématiques appliquées en minorité. Ils ne travaillent pas avec les mêmes exigences et critères d’évaluation et estiment que la construction d’ordinateurs et l’automatique ne relèvent pas des mathématiques, mais de l’électronique et de la physique. Le projet est loin de recueillir la faveur générale 1656 .

Probabilités et statistique, Mécanique (section 3 et 8) semblent avoir été les principaux adversaires du projet et ils ont défendu l’idée de regroupement des mathématiques pures et appliquées 1657 . Les mécaniciens arguent du fait que les mathématiques pures ne doivent pas rester isolées, qu’il n’y aura pas de risque de conflits, que cela donnera une place privilégiée à l’analyse numérique 1658 . L’opération est stratégique pour les mécaniciens : le regroupement des mathématiques pourrait ouvrir la voie à la création d’une commission de Mécanique.

Un autre projet, plus discret et moins débattu, a existé : accoler l’informatique à l’électronique. Evidemment, cela requiert que des informaticiens-mathématiciens (analyse numérique) aillent travailler avec les physiciens ou que l’analyse numérique se sépare de l’informatique. Cette solution aurait eu le mérite de rapprocher les mathématiques appliquées de l’automatique et des études de composants. Les idées de G. Jobert (directeur adjoint du CNRS, mathématicien de formation) vont dans ce sens, pour un premier temps 1659 . Les mathématiques appliquées, autres que l’informatique, auraient fusionné avec les mathématiques pures. En définitive, Jobert contribuera plus à l’intégration de l’informatique en mathématiques "parce qu’il est nécessaire de sélectionner rigoureusement les chercheurs en Analyse Numérique", et pour "revivifier les mathématiques pures", dont le splendide isolement était suicidaire, à terme 1660 .

On peut mentionner l’idée de commission transversale, solution idéale au regard des spécificités de l’informatique. Il est tout à fait envisageable de mettre en place un groupe avec des experts de diverses sections, mais qui n’a pas de réel pouvoir : il aurait fallu en soustraire aux commissions traditionnelles. La proposition reste donc lettre morte 1661 .

Les décisions sont prises en 1965 : il y aura une commission mathématique-informatique. Lors d’une réunion inter-sections de "mathématique" 1662 on était arrivé à conclure à l’association des activités d’analyse numérique et de logique avec les mathématiques pures : dans l’esprit de ces mathématiciens la recherche en informatique semble se limiter à l’analyse numérique 1663 . Cette décision nie en quelque sorte l’existence de l’informatique comme domaine scientifique et méconnaît son importance stratégique 1664 . Elle condamne l’informatique et le calcul scientifique à s’éloigner de la physique.

Dans ces débats, les positions relèvent d’une stratégie institutionnelle, mais aussi de la réponse apportée à cette question : qu’est-ce que l’informatique ?

A travers les discussions il ressort que l’informatique, sous le nom officiel de "mathématiques appliquées", ne parvient pas à sortir de la dichotomie entre mathématique et physique. Pour les physiciens, l’informatique se réduit souvent à des outils de calculs et n’est qu’une utilisation particulière de l’outil mathématique. Du point de vue des mathématiciens, c’est une application des mathématiques. Il y a donc un problème d’ordre institutionnel mais aussi, et surtout, épistémologique. Pris dans les catégories pur / appliqué, mathématique / physique, l’informatique ne trouve pas de place. En rappelant les réflexions de Von Neumann et l’histoire qui a conduit à développer le calcul électronique il est raisonnable de penser que l’informatique ne peut pas entrer dans cette catégorisation. En effet, l’ordinateur est un instrument pour les physiciens et à ce titre il serait naturel que les physiciens travaillent à son perfectionnement (comme ils le font alors avec le microscope électronique). En même temps, l’aide des mathématiciens leur est indispensable dans ce travail. Les réalisations américaines, depuis l’ENIAC et les projets de Von Neumann (le First Draft) 1665 , illustrent l’importance de cette combinaison. En France, les multiples querelles institutionnelles occultent cette problématique, et automatique, informatique, mathématique et physique ne se trouvent jamais sur la même longueur d’onde.

Pour signifier l’importance de ces considérations épistémologiques, il suffit de les mettre en perspective avec les positions de Hénon ou Vogel. Le cadre épistémologique, rappelons le, est défini par une grande sensibilité aux questions d’expériences mathématiques, et une approche assez empiriste des mathématiques 1666 . Les pratiques du non linéaire, et de ces mathématiques expérimentales, combinent mathématiques et physique sans entrer dans l’une ou l’autre catégorie exclusivement. Le calcul scientifique transcende cette division classique, comtienne.

L’interaction entre mathématiques et physique est un maillon important du développement du non linéaire, de la "dynamique théorique" aux récurrences non linéaires, comme de l’informatique. Dans des contextes particuliers, préparés épistémologiquement, l’interdisciplinarité s’est enclenchée, et le calcul scientifique s’est intégré naturellement, pour donner des résultats eux-mêmes difficiles à faire rentrer dans les catégorisations disciplinaires.

Notes
1656.

Des membres de la section 1 et 5 (Minéralogie et Cristallographie) voient ce projet d’un bon œil. Mais il ne fait pas l’unanimité. Probabilistes et statisticiens ne sont pas disposés à se joindre à une telle commission : ils craignent d’y être en nette minorité. L’automatique n’a pas l’intention de s’intégrer non plus à une section dominée par les mathématiques appliquées : selon la section 10, cette solution poserait le problème de mettre de côté les aspects physiques du développement et le but industriel de l’automatique. [MOUNIER-KUHN, P.E., 1987], p. 53.

1657.

Paradoxalement, probabilistes et statisticiens n’entendent pas non plus participer à ce groupe de mathématiques et préfèrent rester en section 2. Leur situation en section 2 est singulière. Ils sont écrasés par la physique théorique, physique des hautes énergies et ne bénéficient que "des miettes". Cependant ils parviennent à tirer plus de profits des moyens considérables de ce domaine de recherche, que ce qui est attribué aux autres sections de mathématiques. [MOUNIER-KUHN, P.E., 1987], p. 54.

1658.

[MOUNIER-KUHN, P.E., 1987], p. 55.

1659.

Une commission "informatique-électronique" a sa faveur car "il est normal que ceux qui s’occupent de théorie de l’information soient en contact avec ceux qui réalisent les structures des machines", [MOUNIER-KUHN, P.E., 1987], p. 57.

1660.

[MOUNIER-KUHN, P.E., 1987], p. 57.

1661.

[MOUNIER-KUHN, P.E., 1987], p. 57-58.

1662.

Elle réunit, le 20 mars 1965, des représentants des section 1, 2, 3 et d’autres issus de la mécanique physique, astronomie et sciences économiques. [MOUNIER-KUHN, P.E., 1987], p. 60.

1663.

[MOUNIER-KUHN, P.E., 1987], p. 60.

1664.

[MOUNIER-KUHN, P.E., 1987], p. 61.

1665.

L’ENIAC est le premier calculateur électronique construit et opérationnel en octobre 1945 (Voir [RAMUNNI, G., 1989a], p. 42-52). Le First Draft of a report on the EDVAC de Von Neumann rassemblent ses réflexions sur les améliorations à apporter à l’ENIAC pour son successeur, l’EDVAC. Le First Draft a servi ensuite d’élément de base dans la construction des ordinateurs, depuis sa publication en 1945. Voir [RAMUNNI, G., 1989a], p. 62‑72.

1666.

Cf. chapitre 8, p. 554.