e. Conclusions : le retard du non linéaire et de l’informatique avant 1970

Cela éclaire le développement général du non linéaire au CNRS. Hénon, Vogel et le groupe de Toulouse ont développé leurs propres conditions d’un travail interdisciplinaire. Mira et Gumowksi ont pu profiter d’une circonstance assez rare en France. Mais comme pour Hénon, ces recherches sont faites "malgré" le CNRS, qui n’a pas participé délibérément au développement des conditions favorables. Finalement, seul le CRSIM a profité du cadre institutionnel du CNRS, en s’associant aux idées sur la Mécanique et les mathématiques appliquées. Le CNRS a donc participé à cette première phase en choisissant d’appuyer Pérès (lequel est d’ailleurs lui-même directement aux postes de responsabilités) et Vogel.

De manière plus générale, la gestion de l’interdisciplinarité, et même plus simplement de la pluridisciplinarité, est problématique au niveau du CNRS. L’exemple du non linéaire et plus encore de l’informatique, sont symptomatiques. Pour reprendre Mounier-Kuhn "l’emprise des disciplines universitaires "traditionnelles" (mathématiques, physique) sur l’organisation du Comité National, catégories à la fois mentales et institutionnelles, a contribué de façon essentielle à freiner l’émergence de l’informatique sous forme d’une science autonome en France" 1667 .

On peut incriminer un défaut d’interrogation épistémologique à propos de l’informatique, et du calcul scientifique, aux conséquences non négligeables : leurs spécificités ne sont pas reconnues, la question de la conception des machines n’a pas été approfondie. Le développement et l’utilisation des moyens de calcul sont limités. Les pôles de développement du chaos sont de bons exemples des aspects problématiques liés au calcul. Le laboratoire de calcul analogique de Malavard s’inscrit dans une même logique.

Cependant, la faiblesse de l’interdisciplinarité ne suffit pas à expliquer les carences en matière d’informatique en France. Le manque de liens entre le monde académique et l’industrie est certainement le plus gros handicap 1668 .

Les conséquences principales en sont les retards et le sous-développement des expériences numériques là où elles auraient pu être engagées. Egalement, le CNRS n’a engagé aucune action en faveur des oscillations non linéaires, des mathématiques des systèmes dynamiques ou d’autres domaines en plein essor avant les années 1970. L’interdisciplinarité nécessaire et l’importance de l’utilisation des mathématiques et de l’ordinateur sont des facteurs extrêmement limitatifs de ce qui aurait pu être instauré, si, en outre, le CNRS avait eu les capacités d’engager une véritable politique scientifique.

Toute cette évolution tient aussi au rôle très particulier des mathématiques au CNRS et dans le Comité National, avant les années 1970. Les mathématiques "pures" ont "abandonné" les autres sections à leurs problèmes mathématiques, alors que le Comité National était conscient du développement des mathématiques des équations différentielles et de son importance dans le domaine technique.

Mais cette dissociation a ses limites et l’effort théorique à porter en Mécanique par exemple, dépasse les seules capacités des mécaniciens. Les mathématiques sont de plus en plus pressées de se rapprocher des autres disciplines. Dans ce sens, l’évolution de 1967 est importante. Les mathématiciens doivent désormais partager postes et moyens avec l’informatique. L’analyse numérique entre de plein pied dans la section de mathématiques. Les ouvertures se concrétiseront au cours des années 1970. Cependant, relativement au CRP et LAAS, il est déjà un peu tard car le mouvement de transformation radicale vers les Sciences pour l’Ingénieur débute vers 1970 et mettra un terme aux recherches de "dynamique théorique" et sur les récurrences non linéaires au CNRS.

En définitive, la préhistoire du chaos au CNRS est, pour partie, en phase avec l’évolution générale du CNRS, au niveau du calcul numérique en tout cas. Néanmoins, les scientifiques bénéficient d’une grande liberté dans leurs recherches : les engagements et leurs intérêts personnels ont beaucoup joué dans cette période.

Notes
1667.

[MOUNIER-KUHN, P.E., 1987], p. 64. On peut ajouter que la décision du redécoupage, prise après consultation d’une inter-section "mathématique" est tout à fait révélatrice : une telle commission est tout le contraire d’une commission interdisciplinaire et renforce plutôt l’unité des mathématiques ; il n’y a là rien qui puisse favoriser l’émergence d’une pratique interdisciplinaire.

1668.

C’est un fait souligné régulièrement dans les rapports de conjoncture, où l’exemple américain est cité comme une référence. Les laboratoires français se rabattent alors sur les constructeurs étrangers pour s’équiper. L’IRIA (Institut de Recherches en Informatique et Automatique) crée en 1967, prendra en charge cette collaboration avec l’industrie, alors que le CNRS poursuivra dans l’informatique théorique.