La réorganisation des mathématiques appliquées

Les mathématiciens de l’ère Vogel et la "dynamique théorique" ont un rôle dans cette évolution. La culture mise en place par Vogel est un élément moteur de la double évolution des SPI et de l’informatique au laboratoire. Le point clé est le développement de la modélisation mathématique, lequel ne se fait pas sans mathématiciens de bon niveau, ni sans moyens de calculs et les capacités de les utiliser, ni sans perspectives d’application concrète. Le laboratoire en 1970 est la conjonction de tout cela.

Avant tout, l’importance du concret est ancrée dans l’esprit des chercheurs : on peut le voir comme culture du laboratoire depuis Canac et revivifiée par la politique Vogel en matière de recrutement et son choix d’intégrer des ingénieurs qui seront ensuite formés à la recherche. Ensuite, l’équipe de mathématiciens (dont L. Sideriadès, M. Jean, J. Argémi, R. Bouc ont fait partie) est une richesse inestimable pour le laboratoire. Ils maîtrisent les mathématiques des équations différentielles, théorie mathématique centrale pour la modélisation des phénomènes mécaniques et acoustiques. Il faut rappeler aussi que Vogel a ce souci de maintenir le dialogue entre mathématiques, théories et expériences 1700 . Aux tentatives de "dynamique théorique", on peut ajouter les nouvelles orientations lancées en 1964 avec le service "Elasticité et mathématiques appliquées", l’élargissement des activités mathématiques aux vibrations des solides, systèmes évolutifs aléatoires, etc. En 1973, l’activité de mathématiques est donc très diversifiée.

Nayroles recycle le noyau construit par Vogel et le fait fructifier différemment. Il collabore avec Jean et Bouc sur un projet 1701  ; l’équipe "Equations différentielles fonctionnelles et modèles de la mécanique" est rapidement constituée. Il lance des idées de rapprochement des mathématiques appliquées universitaires 1702 . Plus fondamentalement, l’action de Nayroles consiste en un recentrage et une réorganisation de l’activité de mathématique.

C’est une réponse aux nouveaux enjeux posés, à un niveau très général en Mécanique, par la mise en place des SPI (recherches partiellement financées par des contrats) et le recours à l’informatique (simulation numérique des modèles mathématiques ici). Ces tendances se cristallisent au LMA dans les impératifs de concrétisation et du travail sur contrats, d’une part, dans la mathématisation croissante des problèmes (due à la place d’une modélisation mathématique elle-même de plus en plus centrale) ayant recours à des éléments de mathématiques très perfectionnés, d’autre part. Fondamentalement, ces deux tendances ne peuvent plus se concilier au niveau individuel : un chercheur ne peut plus mener une recherche en mathématique, assez abstraite, et se préoccuper d’une finalisation de sa recherche. Les questions de la Mécanique et des mathématiques appliquées sont devenues beaucoup trop complexes, en conséquence de la possibilité d’exploiter plus directement et rapidement les résultats mathématiques avec l’ordinateur. Le problème n’est plus de faire des calculs "à la main", des approximations des équations mathématiques, mais de donner des résultats mathématiques fins, nécessitant une formation mathématique avancée.

Les changements par rapport au temps de Vogel sont importants : il n’était pas question de contrats de recherche, les mathématiques appliquées restaient "abordables" par des ingénieurs 1703  ; la faiblesse des moyens de calcul obligeait les chercheurs à se cantonner à des modèles simples, exploitables.

Les SPI et l’informatique ont poussé les deux tendances à s’affirmer comme contradictoires à moins que l’organisation ne soit repensée : les mathématiques appliquées demandent un investissement total, difficilement compatible, au niveau d’un seul chercheur, avec une autre activité de recherche. Nayroles en est parfaitement conscient 1704 . La notion d’équipe "à la Nayroles" intégrant les activités de la plus théorique et mathématique à la plus concrète, devient une modalité presque inévitable. D’autant que les mathématiciens sont peu nombreux et que le laboratoire, face à ces nouveaux enjeux, ne peut pas se permettre de se disperser.

Notes
1700.

Nous l’avons mis en perspective avec l’école de mécanique française (p. 654) et analysé plus en détail dans le chapitre 8, p. 551.

1701.

Nayroles lance ces deux spécialistes des équations différentielles sur un problème de mécanique des solides (progression des fissures dans les aubes de turbo-réacteurs, en collaboration avec J. Lemaitre à l’ONERA puis à l’ENSET). Notons aussi que c’est le problème mathématique qui est traité dans cette optique. (B. Nayroles, Bref exposé des travaux scientifiques, 24 Févier 1977, Archives du LMA).

1702.

Procès verbal du Comité de direction, 14 juin 1974, Archives du LMA. Il s’agit d’un projet soumis en 1974 dont nous ne connaissons pas l’issue.

1703.

Les interviews des chercheurs actuels montrent bien que les mathématiques sont devenues complexes au point qu’il faut s’y consacrer entièrement pour être au niveau.

1704.

Bref exposé des travaux scientifiques, B. Nayroles, Archives du LMA. Il présente comment son travail, depuis sa thèse jusqu’à son arrivée au LMA, s’est construit sur des mathématiques de plus en plus sophistiquées et il fait part de son incapacité à mener de front cette recherche et les projets tels que A3.