d. Le chaos au MPB et l’ATP sur les instabilités

En grande partie, la recherche au MPB se fait dans la continuité des années 1960. Comme lorsque les travaux de Poincaré étaient mis en exergue par la section 1 de mathématiques pures, le rapport de conjoncture de 1974 nous montre le suivi des recherches liées à la théorie ergodique des systèmes dynamiques : "Ruelle (avec Takens) a travaillé sur l’existence de mesures invariantes au voisinage d’un attracteur sous l’hypothèse A de Smale" 1744 . Cependant, cette remarque est intégrée au flux de résultats mathématiques importants, soulignés dans divers domaines des mathématiques, et non présentée comme une activité particulièrement stratégique.

Il y a une absence quasi totale d’orientation de la recherche mais quelques actions commencent à être entreprises : les ATP, "Action Thématique Programmée", mises en place en 1971. Les idées présidant au choix d’organiser des ATP sont arrêtées dès 1969 : elles doivent permettre de relier les recherches à une finalité définie et un axe de recherche déterminé, de prévoir sur plusieurs années les moyens suffisants et être un effort commun de réflexion pour des scientifiques appartenant a priori à des disciplines différentes 1745 . Les ATP s’inscrivent dans l’"esprit" SPI, avant la lettre, en droite ligne du constat de crise de 1969 ; il s’agit de décloisonner les recherches, de leur donner une certaine flexibilité.

Concernant le champ du chaos, ce sont deux actions qui vont avoir un effet conséquent : l’ATP "Instabilité et turbulence dans les fluides et les plasmas" et les ATP de Mathématiques. Ce second ensemble d’actions fait l’objet du paragraphe suivant.

La première 1746 est instituée de 1973 à 1976 et a un rôle déterminant dans la structuration de la communauté des spécialistes des instabilités en France ; l’hydrodynamique, thématique importante du champ du chaos, en profitera pleinement. Pierre-Gilles de Gennes est un des principaux instigateurs du projet. Avant l’ATP sur les instabilités, de Gennes s’occupe de physique des cristaux liquides, à l’Université d’Orsay. Une ATP lancée en 1971 ("Physique des fluides moléculaires" 1747 ) a permis de constituer ce groupe. De Gennes est le président du comité gérant l’ATP et il va créer et organiser un environnement de recherche interdisciplinaire. L’action de De Gennes est d’autant plus importante en rapport avec le champ du chaos qu’il s’oriente vers les nouvelles problématiques de la turbulence et de l’hydrodynamique. Les cristaux liquides sont, en fait, au carrefour des transitions de phase et des instabilités hydrodynamiques et progressivement, de Gennes va adopter et promouvoir les conceptions de D. Ruelle, poursuivies par P.C. Martin sur le démarrage de la turbulence 1748 .

C’est dans ce contexte que l’ATP sur les instabilités est constituée et mise en place en mai 1973. Suite aux désaccords entre les sections représentées (physique du solide, Mécanique, physique théorique, électronique) l’ATP est abandonnée en 1976. Cependant, outre les projets financés 1749 , l’ATP aura permis le financement de deux colloques importants en 1975 : celui d’Orsay ("Turbulence and the Navier-Stokes Equations") et de Dijon ("Hydrodynamique physique et instabilités") 1750 . Surtout, le rapprochement occasionné par ces recherches interdisciplinaires a conduit à faire connaître les conceptions de Ruelle et Takens et à fédérer une petite communauté, de laquelle émergera une partie des travaux français sur la turbulence et le chaos en hydrodynamique, avec P. Bergé, M. Dubois, P. Manneville et Y. Pomeau.

Cependant, avec cette ATP, le cadre institutionnel du CNRS est largement dépassé. Les recherches impliquent surtout des universitaires et des chercheurs du CEA (Commissariat à l’Energie Atomique). Le CNRS agit nationalement et joue son rôle de moteur de l’émergence de recherches novatrices. Les ATP sont très adaptées à cette action, comme l’exemple des ATP de mathématiques viendra le confirmer.

Enfin, on pressent déjà que le développement de la thématique du chaos est associé à l’émergence d’autres problématiques sur les systèmes "complexes". Ici il s’agit des cristaux liquides, des instabilités en hydrodynamique (cellules de Rayleigh-Bénard) et, du côté théorique, de la Mécanique statistique. Nous verrons l’importance de ce mouvement vers la complexité, esquissé dès la fin des années 1960, dans la place du champ de recherche du chaos au CNRS.

Notes
1744.

Rapport de conjoncture 1974, Mathématiques pures et méthodologie mathématique, p. 10.

1745.

Elles s’inspirent des actions concertées DGRST et se caractérisent par l’ouverture sur l’extérieur et le travail interdisciplinaire. Voir par exemple l’introduction du Rapport d’activité du CNRS de 1969 et [RAMUNNI, G., 1995], p. 41-42.

1746.

On peut consulter le passage de [AUBIN, D., 1998a] (p. 626-647) consacré à cette ATP et au rôle de P.G. de Gennes en particulier.

1747.

Elle est inséré dans l’objectif "Matériaux" et rentre dans le VIème plan. Voir le Rapport d’activité du CNRS 1971, p. 54, et [AUBIN, D., 1998a], p. 626-630.

1748.

Pour quelques détails, nous renvoyons à [AUBIN, D., 1998a], p. 637-643.

1749.

13 projets en 1974, 9 projets en 1975 (voir [AUBIN, D., 1998a], p. 644-646).

1750.

Ce sont deux des conférences que nous avons soulignées en rapport avec la constitution du champ du chaos (cf. p. 157). La première s’est déroulée les 12 et 13 juin 1975, et les actes sont publiés dans [TEMAM, R., 1976]. La seconde a eu lieu entre le 30 juin et le 4 juillet 1975. Les comptes rendus sont parus dans [MARTINET, A., 1976]. P.C. Martin y a fait sa communication relative aux scénarios de transition vers la turbulence (cf. chapitre 5, p. 319).