b. L’"Interaction des mathématiques"

L’ampleur de la réflexion est sans précédent dans les rapports de conjoncture en mathématiques. Le rapport commence par l’analyse des enjeux des mathématiques en 1989. Deux mots résument la situation : interaction, modélisation.

‘"En ce qui concerne les interactions des mathématiques avec les autres sciences, les années 80 sont marquées par l’utilisation de plus en plus répandue de modèles destinés à rendre compte de l’évolution de systèmes de plus en plus complexes, que ce soit dans la recherche fondamentale ou l’industrie, dans les sciences exactes, naturelles ou humaines. L’étude de ces modèles, qui s’expriment le plus souvent dans le langage mathématique, comporte en général plusieurs phases : étude de leur cohérence, existence de solutions, comportements des solutions, résolution ou simulation sur ordinateur. Toutes ou presque font appel à des concepts et à des outils mathématiques élaborés, souvent très spécialisés, dont certains sont d’introduction récente" 1801 .’

Conséquence de la pratique de modélisation-simulation, les enjeux industriels sont renouvelés. Si aux yeux des industriels les mathématiques sont longtemps restées limitées à une question de service (calcul) la situation a changé considérablement pendant la dernière décennie :

‘"Sous la pression de la compétition économique et des défis technologiques, les progrès de la modélisation et des méthodes numériques, et surtout l’augmentation considérable de la puissance des ordinateurs, ont changé la nature et la portée des mathématiques utilisées dans l’industrie [...] La modification des outils correspond à un changement de complexité des problèmes abordés ; alors qu’au XIXème siècle les modèles étaient unidimensionnels ou linéaires, les problèmes abordés maintenant sont multidimensionnels et non linéaires. En même temps que l’accent se déplaçait du faisable vers l’optimal, l’intérêt s’est déplacé des équations différentielles ordinaires aux équations aux dérivées partielles, des interpolations et extrapolations aux problèmes inverses. Cette sophistication est indispensable dans les contrôles de qualité, qui sont bien souvent la clef de la compétitivité d’une entreprise aujourd’hui" 1802 . ’

La modélisation et l’expérimentation numérique présentent aussi l’avantage considérable d’économiser des expériences physiques trop coûteuses ou à la limite du possible. Enfin, le rapport aux problèmes industriels ne se comprend plus en terme d’application, mais de dialogue 1803 . La modélisation et la simulation sont au coeur des enjeux plus strictement scientifiques 1804 .

La question des interactions des mathématiques est le noyau des problèmes évoqués. Le rapport avec ce qui précède est clair : la modélisation est un mode d’interaction, en forte croissance. Elle permet de donner des structures à des phénomènes, conduit à une économie de pensée puisqu’elle fournit dans les meilleurs cas des procédures de résolution. Aussi, "par les rapprochements qu’elle autorise entre modèles isomorphes, elle permet de faire passer l’intuition et la problématique d’un domaine dans un autre" 1805 .

L’importance des interactions est soulignée par des exemples historiques. De nombreux développements en mathématiques ont une origine dans des interactions : ondelettes 1806 , systèmes dynamiques, fractales pour les plus récents. La frontière entre mathématiques et d’autres disciplines est parfois très ténue, le dialogue est fructueux : l’exemple donné est celui de Poincaré (Mécanique céleste), Lorenz (météorologie) et les mathématiques des systèmes dynamiques 1807 .

L’autre versant du rapport traite de la création et du développement des interactions, très délicates, d’autant plus qu’il faut tenir compte des spécificités, des objectifs et de l’état d’esprit des mathématiciens 1808 .

Enfin la commission appelle le CNRS à prendre une part importante dans la mise en œuvre d’interactions, dans la suppression des limites entre domaines de recherches 1809 . Le CNRS mis à l’écart pendant de nombreuses années, hérite de cette tâche difficile. D’une certaine manière, c’est une reconnaissance du renforcement des mathématiques au CNRS, qui a déjà sauvé les mathématiques universitaires de l’engorgement 1810 . Mais, vu la faiblesse persistante du CNRS par rapport à l’Université, en mathématiques, on peut se demander si la tâche n’est pas démesurée 1811 .

La comparaison avec le rapport de conjoncture 1969 montre le chemin parcouru par les mathématiques depuis les années 1970. Il est un aboutissement et un héritage des années 1980. Au centre, le rôle déjà ancien de la modélisation mathématique s’est considérablement étendu poussant les mathématiques vers plus de mathématiques appliquées et à développer des interactions avec quasiment tous les domaines de recherche scientifique. La commission résume en conclusion, l’évolution accomplie par les mathématiciens : "pour répondre aux besoins industriels et aux demandes des autres disciplines, les mathématiciens sont sortis de leur isolement" 1812 . L’ouverture, les enjeux industriels, la mise à mal de la dichotomie pur / appliqué et la redéfinition des pratiques scientifiques ont été les facteurs essentiels de cette évolution. Le développement des SPI a suivi des déterminants équivalents et probablement indiqué la voie pour le développement d’une partie des mathématiques. Le domaine du chaos, tel qu’il s’est développé au CNRS a participé à la reconnaissance de ces enjeux et profite alors de la dynamique institutionnelle établie. Le thème 4, "L’ordre et le chaos dans la matière", nous en révèle davantage à ce sujet.

Notes
1801.

Rapport de conjoncture 1989, p. 41 (nous mettons en évidence).

1802.

Rapport de conjoncture 1989, p. 42 (nous mettons en évidence).

1803.

"On peut dire que, de plus en plus, les besoins industriels influencent et motivent une partie de la recherche mathématique", ce qui explique la demande forte de mathématiciens dans l’industrie. (Rapport de conjoncture 1989, p. 42).

1804.

Les mathématiques sont sollicitées pour de multiples problèmes. Les modèles théoriques font souvent appel à des mathématiques encore en cours de création et beaucoup de chercheurs utilisent des outils mathématiques pour le traitement de données expérimentales, l’estimation de paramètres. "La simulation numérique enfin, qui s’impose comme une approche fructueuse (souvent parallèle et complémentaire à l’expérimentation de laboratoire ou in situ) demande souvent des outils et techniques mathématiques d’un autre ordre (analyse numérique, méthodes stochastiques, algorithmique numérique...)", Rapport de conjoncture 1989, p. 43.

On peut dire que tous les secteurs sont touchés et parmi eux distinguer les créateurs / utilisateurs de mathématiques (mécanique céleste, mécanique des milieux continus, etc.) et les nouveaux espaces venus à la modélisation mathématique intensive (écologie, biologie, chimie).

1805.

Les auteurs insistent aussi sur la place à donner aux mathématiques dans la pratique : "Une bonne modélisation demande donc des scientifiques très expérimentés en mathématiques pour pouvoir s’affranchir des problèmes techniques au moment de la conception de leur modèle" (Rapport de conjoncture 1989, p. 53). Ils mettent également en garde : les mathématiques sont une aide irremplaçable, mais ne peuvent se substituer à une réflexion sur le phénomène étudié.

1806.

Les ondelettes par exemple ont été le fruit de recherches d’ingénieurs, de physiciens théoriciens et appliqués, de spécialistes du traitement du signal et de mathématiciens, chacun apportant en quelque sorte sa compétence. (Rapport de conjoncture 1989, p. 52). Pour une histoire du traitement du signal, incluant ce procédé, nous renvoyons à [ESCUDIE, B., GAZANHES, C., TACHOIRE, H., TORRA, V., 2001].

1807.

Rapport de conjoncture 1989, p. 50. Comme souvent, les exemples donnés ont été un peu simplifiés. Le fait que les trois exemples proviennent des idées historiques sur le "chaos" nous paraît tout de même très significatif.

1808.

Les difficultés de communications entre "cultures" différentes sont bien connues, ainsi que le problème plus général des instances d’évaluation. Mais le rapport critique les mathématiciens, de manière globale. Leur nombre limité et leur volonté de publier des résultats "profonds" ne créent pas des conditions favorables aux interactions. Les mathématiciens "se suffisent du déroulement harmonieux d’une théorie, ils sont moins sensibles par formation à la notion de paramètre pertinent et aux limites de la modélisation" (Rapport de conjoncture 1989, p. 51). Ils sont "plus sensibles à la difficulté du résultat qu’à son utilité" (Ibid.). Le rapport est assez sévère à leur égard, ajoutant que la distinction entre mathématiques appliquées et mathématiques pures est "plus une question d’état d’esprit que d’applicabilité réelle des résultats ou de qualification des outils de travail" (Ibid.).

1809.

"[…] il peut et devrait avoir un rôle moteur pour favoriser ses interactions. Il ne faut pas que son faible effectif actuel en mathématiques, notamment en cadres A, se transforme en un handicap durable pour le rôle à jouer qui devrait être le sien dans le développement de ces interactions.", Rapport de conjoncture 1989, p. 59.

1810.

Le rapport souligne la création de laboratoires non-universitaires (Ecole Polytechnique, ENS Paris et Lyon), avec l’aide du CNRS qui a permis l’ouverture vers les applications industrielles et une réévaluation de la politique en mathématiques. Ce qui fait du CNRS "une force d’initiation, de proposition" malgré un trop faible apport financier et un nombre encore réduit de chercheurs. (Rapport de conjoncture 1989, p. 56.). Dans cette même idée, il est "indispensable de maintenir un recrutement important de mathématiciens au CNRS (notamment des jeunes)" (ibid., p. 60).

1811.

D’autant plus que l’université gère la formation, un point finalement crucial dans les changements à opérer et qui n’est que très peu discuté.

1812.

Rapport de conjoncture 1989, p. 60.