c. "L’ordre et le chaos dans la matière"

Sous cet intitulé sont regroupés différentes problématiques : oscillations non linéaires, turbulence, rhéologie des matériaux, dynamique du climat, plasmas chauds, etc. L’enjeu est la compréhension des systèmes dont l’évolution n’est plus simplement stationnaire ou périodique, ni décrit par la limite thermodynamique. Le cœur de la problématique est la complexité. L’interdisciplinarité, l’informatique et les mathématiques sont, là encore, les lignes de forces du champ. L’interdisciplinarité est au centre même des recherches car

‘l’"enjeu théorique est qu’un nombre restreint de concepts et de méthodes ait valeur universelle et permette d’unifier des domaines scientifiques a priori très différents. Les vingt dernières années ont vu ainsi se créer des notions et un langage communs en dépit de la tendance générale à l’hyper-spécialisation" 1813 . ’

En outre, des problèmes équivalents, d’instabilité, de chaos et de turbulence, se retrouvent dans de nombreux domaines. Les mathématiques se trouvent en filigrane du discours car de nombreux concepts mathématiques constituent des outils indispensables à ce type de recherches et participent à l’unification soulignée. Le plus cité dans le rapport est la notion de fractale, très à la mode à cette époque, il faut le souligner.

Au regard du développement du chaos au CNRS, le rapport est particulièrement intéressant. L’unification des domaines, décrite en 1989, permet en fait d’intégrer le champ du chaos dans un domaine beaucoup plus large, qui porte le titre de la section. Des aspects conceptuels soutiennent cette idée d’unification mais en sus, un long historique vient appuyer ces thèses. De manière succincte, quelques grands mouvements théoriques et conceptuels sont présentés, ainsi que leurs différents rapprochements : les rapports entre la Mécanique statistique et l’hydrodynamique, les polymères, les transitions de phase ; la thermodynamique des processus irréversibles ; les fractales permettant la description des structures désordonnées, etc. L’histoire du chaos a sa place. Elle est sujette à quelques déformations classiques 1814 et des affirmations bien senties. Mais, de manière générale, le point de vue est très rétrospectif : cet historique est destiné à construire un noyau, une culture commune pour le thème 4 et le procédé fonctionne de manière remarquable, en écrasant la réalité et la complexité de l’histoire 1815 .

En revanche, la place de l’ordinateur dans l’histoire et dans l’activité de 1989, est bien mise en avant. L’informatique a été au cœur du cheminement depuis les années 1970 1816  :

‘"l’apparition des super-ordinateurs qui ont rendu possibles un certain nombre de calculs (exposants critiques de la conductivité) et ouvert la voie à l’expérimentation sur des systèmes modèles, produits de la réflexion théorique (réseau de neurones) ou de la simplification de situations réelles souvent inaccessibles à l’expérimentation de laboratoire (écoulements géophysiques et astrophysiques)" 1817  ’

En outre, on peut signaler que dans le domaine "la possibilité de visualiser graphiquement les comportements des systèmes simulés s’est avérée à la fois un outil d’analyse très efficace et un stimulant très puissant de la réflexion qui a engendré un retour à la pensée géométrique" 1818 . L’importance de l’informatique est manifeste tout au long du rapport et laisse comprendre que les équipements informatiques sont "insuffisamment répandus" ; ils doivent bénéficier d’un soutien pour ne pas être "défavorisés par rapport aux concurrents" 1819 .

Par ailleurs, la commission met en avant la spécificité française. D’une part, l’importance des mathématiques est une "marque française" dans cette activité 1820 . D’autre part, le rapport souligne que les idées récentes sur le chaos n’ont, par exemple, pas pénétré de façon appréciable le milieu industriel, contrairement à ce qui se passe aux Etats-Unis.

Au niveau de la situation de 1989, il nous reste à souligner un point. Diverses propositions sont avancées pour stimuler le domaine, mais le champ présente l’inconvénient de la jeunesse : il évolue encore très rapidement, ce qui écarte pour les auteurs, l’idée de créer des grandes structures, peu adaptées. C’est ce qui explique le regret 1821 des actions de type ATP : elles ont joué un rôle dynamique important (ce qu’on pourrait relier au fait que le "développement pluridisciplinaire très fécond du domaine s’est fait principalement sur des bases personnelles en dehors de cadres structuraux préexistants" 1822 ). Le CNRS est donc appelé à développer des financements à moyen terme de petites équipes, des financements légers à l’affût des développements de la recherche de pointe 1823 .

Notes
1813.

Rapport de conjoncture 1989, p. 77.

1814.

Au sujet de Lorenz et Hénon par exemple. L’ouvrage de Gleick (La théorie du chaos : vers une nouvelle science) est paru en 1987, traduit en français en 1989. Nous pensons que la concordance avec les partis pris de Gleick n’est pas un hasard. Les deux "historiques" ont une source commune puisque Gleick a écrit son livre à partir des opinions et de ses interviews de scientifiques. Inspiré ou non par l’ouvrage très populaire de Gleick, le rapport en possède quelques traits.

1815.

Comme dans bon nombre d’historiques, on trouve les "quelques précurseurs de génie" (Rapport de conjoncture 1989, p. 79) dont Poincaré, Boltzmann, Rayleigh, Taylor, etc.

1816.

On peut ajouter la remarque au sujet des recherches de Lorenz et Hénon : "Ces deux travaux précurseurs qui ont stimulé nombre de recherches théoriques par la suite sont aussi des produits d’une démarche, l’expérimentation numérique, pratiquement inconnue au début des années 60.", Rapport de conjoncture 1989, p. 80.

1817.

Rapport de conjoncture 1989, p. 80.

1818.

Ibid., p. 80-81.

1819.

Ibid., p. 89.

1820.

Les auteurs expliquent que si le domaine "s’est tout particulièrement développé en France, c’est en partie grâce à la nature théorique et mathématique (qui n’a donc pas que des inconvénients) de la formation scolaire et universitaire des chercheurs qui a facilité l’assimilation des concepts nouveaux", Rapport de conjoncture 1989, p. 86.

1821.

D’après la commission, les Groupements de Recherche remplissent leur rôle pluridisciplinaire, "mais ne sauraient remplacer pas les ATP". Ibid., p. 88.

1822.

Ibid., p. 88.

1823.

Ibid., p. 88. Peu d’autres choses sont réclamées au CNRS si ce n’est d’assurer la transmission et le regroupement d’information (vis-à-vis des programmes internationaux) et de tenter d’alléger les "pesanteurs" et "rigidités" dues à la gestion publique (Ibid., p. 89).