11.8. Conclusion : les difficultés de l’interdisciplinarité

L’histoire du domaine du chaos au CNRS est l’histoire de la conciliation de deux dynamiques. D’un côté, les tendances des recherches au niveau international ont constitué progressivement un champ de recherche, avec ses problématiques et ses perspectives, auquel les chercheurs français s’efforcent de participer. De l’autre, l’évolution institutionnelle est contrainte par le développement et l’action du CNRS. Ainsi, localement, plusieurs chercheurs et équipes du CNRS ont contribué aux recherches sur le non linéaire d’abord, le chaos par la suite, et sont reconnues internationalement. Au sein de l’institution, le domaine ne peut que se plier aux décisions plus générales : avec la constitution du département des SPI, par exemple, la "dynamique théorique" est évacuée du CNRS. La reconnaissance du domaine du chaos au CNRS est donc le fruit d’une maturation, d’une histoire et d’un contexte particulier : la modélisation et la simulation sont entrées dans les mœurs, les sciences de la complexité occupent une place importante, les mathématiques s’ouvrent.

A la fin des années 1980 seulement, les conditions sont réunies au niveau des discours. L’action suivra mais avec quelques années de retard. Il est assez paradoxal de voir que le CNRS a favorisé ponctuellement, mais "involontairement" grâce aux ATP, l’essor du champ de recherche, mais n’a pas su développer une action plus ample, comme celle menée aux Etats-Unis, avec la création du "Center for Nonlinear Studies" à Los Alamos au début des années 1980.

Les difficultés du CNRS peuvent s’expliquer par plusieurs facteurs. En premier lieu, les recherches interdisciplinaires ont longtemps été difficiles à conduire à une échelle dépassant l’individu ou la petite équipe. L’exemple de l’INLN nous a montré les écueils rencontrés encore pendant les années 1990. Le travail à la frontière avec les mathématiques n’a pas bénéficié de circonstances favorables, sauf dans les interactions de l’école Pérès après la guerre, et lorsque le CNRS s’est engagé vraiment en mathématiques dans les années 1980. L’interdisciplinarité a été freinée par les mentalités et les structures du CNRS. Il convient de reconnaître que le domaine du chaos a participé à rendre visible ces pratiques, et en a bénéficié lorsqu’elles ont été admises.

Le changement dans la science est en fait plus profond et les difficultés du CNRS se situent plus fondamentalement au niveau de la perception de ces nouveaux enjeux. La création du département SPI avait entériné la volonté d’adapter la science au monde socio-économique et à la société. Les décisions concernaient alors un nombre restreint de domaines, les plus en prise avec ces aspects, comme l’électronique ou la Mécanique. Le département des MPB s’en était tenu à l’écart. Pour ces disciplines de mathématique et physique, l’évolution post-1989 et le rapprochement de l’"extérieur" relève d’ambitions similaires au département des SPI de 1975.

D’autres éléments ont déterminé l’évolution vers les SPI comme le travail en équipe et l’utilisation de l’informatique. Ce sont les deux bouleversements les plus symptomatiques de la science récente. Au niveau du CNRS, la "révolution" de l’ordinateur a été peut-être le changement le plus difficile à prendre en compte, comme en témoigne le laborieux développement de l’informatique dans l’institution. En outre, chaos et dynamique non linéaire, s’ils s’appuient sur des travaux mathématiques remontant à la fin du XIXème siècle, n’en sont pas moins les produits de l’ère de l’ordinateur. Or, il se pose des questions de nature épistémologique car l’ordinateur a fissuré la frontière entre les mathématiques et la physique. Cette difficulté à reconnaître et analyser les ruptures épistémologiques est en partie responsable de la pénurie de recherches en informatique au CNRS jusqu’aux SPI, du sous-développement du non linéaire en son sein, et plus généralement de toute activité utilisant reposant sur l’"expérience numérique".

Le chaos au CNRS est donc inscrit dans une histoire très complexe et les quelques années de retard pris pour le développement de la recherche en dynamique non linéaire sont peut-être dues à une lenteur dans l’analyse du système de recherche, dans la prospective, dans la remise en question des pratiques et à un défaut d’interrogation épistémologique, qui est souvent évincée des questions de gestion de la recherche.