Conclusion

Notre tableau de l’histoire du chaos nous amène à tenter d’apporter des réponses à deux d’interrogations "classiques" : pourquoi a-t-il fallu tant de temps pour voir le chaos émerger alors que Poincaré en avait déjà esquissé des contours mathématiques en 1890 ? Dans quelle mesure peut-on parler d’une "révolution scientifique" au sujet du chaos ? Le statut historique de la notion de chaos est en jeu et nous pensons que les éléments d’historiographie sont bien insuffisants pour proposer des réponses recevables.

Selon Kuhn, une révolution scientifique correspond à l’avènement d’un nouveau paradigme, incommensurable avec son prédécesseur. Or notre analyse a pointé la difficulté qu’il y aurait à singulariser un paradigme pour le chaos, même après 1982. Assurément, l’incommensurabilité n’est pas de mise entre les sciences du linéaire et du non linéaire : elles coexistent et les concepts ainsi que les méthodes du non linéaire complètent le linéaire, sans pour autant les rendre caduques.

La situation actuelle, vingt années après l’émergence de la perspective axée sur les propositions de Ruelle, ne dissipe pas les doutes. Quelques indices nous ont fait pressentir une résurgence des considérations de Rössler dans les années 1990, sans pour autant remplacer les thèmes de Ruelle 1855 . Nous manquons encore d’éléments d’analyse relatifs à cette période mais, d’ores et déjà, il paraît difficile de croire à une uniformisation des conceptions du chaos. Un rapide sondage auprès des scientifiques en activité aujourd’hui suffit à indiquer la variété conceptuelle à l’oeuvre, reflétant en outre la sociologie très complexe du champ du chaos 1856 .

Peut être faut-il remettre en question la catégorisation proposée par Kuhn. La notion de paradigme est-elle encore pertinente au sujet de la science très contemporaine, science de masse, hyper-spécialisée ? Si un paradigme désigne une vision du monde partagée par un groupe de scientifiques on constate aujourd’hui que la division du savoir et le cloisonnement dominent la science, autorisant une grande latitude conceptuelle et une variabilité technique importante. Des généralisations comme les paradigmes sont impropres à rendre compte de cette diversité, autant épistémologique que sociale, à moins de caricaturer.

A notre avis, l’aspect révolutionnaire du chaos se situe au niveau d’une évolution plus culturelle de la science. Sur le plan conceptuel, comme sur le plan de la pratique scientifique, le chaos correspond à une prise en compte de l’instabilité, des non linéarités et d’une certaine complexité, ainsi que nous l’avons vu dans le dernier chapitre. L’ordinateur a été le moteur de cette évolution, conjointement au développement des théories mathématiques, sans lesquelles la science du chaos n’aurait pas fait un usage si précoce de l’informatique.

L’histoire du chaos est donc une histoire de la science contemporaine, qui s’est elle-même métamorphosée dans son ensemble sous l’impulsion d’un instrument scientifique révolutionnaire. De toute évidence, l’ordinateur a induit des bouleversements très généraux dans les pratiques scientifiques, mais il a également autorisé des conceptions scientifiques nouvelles, modifié le régime de la science au niveau des institutions, de son organisation et de ses rapports à la société. Parce qu’il a participé de manière active à cette révolution culturelle de la science, le chaos, et son histoire, incarnent clairement ces mutations.

Dès lors que l’histoire du chaos est mise en perspective avec l’évolution générale de la science, la première question, celle du retard aux conceptions du chaos, semble dénuée de sens. Cependant, en faisant abstraction des contingences historiques, sans se borner non plus au strict plan des mathématiques, il paraît étonnant que les notions d’instabilité et de courbes homoclines n’aient pas été perçues plus rapidement comme un enjeu de recherche. Dans l’évolution vers le chaos nous avons précisé l’aspect décisif des expériences numériques, de la théorie mathématique de la dynamique et de la Mécanique statistique, lesquelles ont autorisé les conceptualisations du chaos. C’est en se révélant progressivement que ces éléments ont transformé des "curiosités" en des enjeux nouveaux. Il existe donc une forte historicité des concepts comme des perceptions des enjeux, et la première question ainsi que ses variantes tendent à l’évacuer trop rapidement.

D’autres questions, qui complexifient encore les rapports avec l’histoire, ont été laissées en suspens. Les rapports du chaos à la Mécanique quantique ont, par exemple, été très peu abordés. Historiquement, la Mécanique quantique a-t-elle été un obstacle ou un stimulant au développement du chaos ? Dans un premier temps, on peut se demander dans quelle mesure la problématique des théories quantiques a occulté la question des instabilités ; c’est un problème de sociologie des sciences. Par ailleurs, la rupture proclamée avec les conceptions du XIXème siècle a placé les conceptions à propos du hasard et de l’indéterminisme au centre des débats scientifiques, or, au moment où la théorie quantique se construit, Birkhoff et Andronov affichent leur volonté de maintenir une vision dynamique, mécaniste dans la théorie physique. La stochasticité, en Union Soviétique, pourrait s’interpréter comme une forme de refus du monde indéterministe de la Mécanique quantique (cf. chapitre 7). Th. Vogel, spécialiste de la théorie des oscillations, se situe, avec son ouvrage Pour une théorie mécaniste renouvelée 1857 , dans une perspective similaire. Se pourrait-il que les notions de "chaos déterministe" se soient constituées en réaction à la Mécanique quantique ? La question est légitime, mais l’analyse à conduire est loin d’être simple. Comme il existe des connaissances tacites, difficiles à enregistrer, on peut imaginer, dans cette situation, une réticence implicite, car les éléments épistémologiques et philosophiques présidant à de tels choix sont sûrement fortement intériorisés et relèvent presque de la psychologie. Les réponses promettent d’être d’autant plus intéressantes. Elles permettraient à la fois de saisir l’importance de la philosophie mécaniste et de la stabilité dans la pensée scientifique, et de comprendre dans quelle mesure l’un a été un stimulant des théories du chaos, et l’autre, un frein à l’émergence des questions sur l’instabilité.

L’histoire du chaos n’a pas livré tous ses mystères, loin de là, et notre analyse dégage autant de perspectives de recherche qu’elle n’apporte de réponses. Nous présentons ici quelques voies ouvertes à l’exploration, que nous avons déjà entreprise, et qui constituent un programme de recherches pour les années à venir.

En premier lieu, nos analyses du cas français méritent d’être élargies et confrontées à des études équivalentes de plusieurs autres contextes. Le calcul scientifique, dont l’histoire très problématique a été déterminante dans l’évolution du chaos en France, a certainement été approché différemment aux Etats-Unis, par exemple. Il conviendrait d’établir des histoires comparatives pour dépasser les discours simplifiés sur l’importance du calcul dans l’histoire du chaos, qui ne se résume pas à une utilisation non problématique des ordinateurs. De même, nos conclusions relatives aux changements de politiques scientifiques, leur impact sur le développement du chaos ou encore l’intégration des questions liées à la complexité, peuvent-elles s’étendre à d’autres institutions, en Europe, aux Etats-Unis, au Japon ?

Plus généralement, l’histoire toute récente, celle des années 1990, a été insuffisamment étudiée. Nous avons esquissé la tendance au développement global des questions de complexité, incluant le chaos, au sein du CNRS. Nos observations plus sociologiques du groupe des spécialistes français du chaos, à l’heure actuelle, nous permettent d’être plus précis 1858 . A cette globalisation répondent une spécialisation du domaine du chaos et une technicité toujours plus importante, ce qui n’étonnera personne. Aujourd’hui, le chaos est un domaine de recherche qui accueille de nouveaux chercheurs formés spécifiquement à la problématique. Les travaux ne sont plus le fait d’excursions temporaires à partir d’une ligne de recherche plus ou moins connexe, comme cela a pu être le cas dans les années 1980. Du fait de la jeunesse du domaine, sa population actuelle est encore hybride.

On peut formuler l’hypothèse que cette évolution est corrélée aux perspectives en matière de théorie du chaos. Au début des années 1980, le chaos et la théorie du chaos ont pénétré le domaine expérimental en physique et chimie notamment ; parallèlement, le CNRS a tenté de rapprocher les mathématiques des sciences pour l’ingénieur, dans l’espoir d’un transfert de "technologies mathématiques". Aujourd’hui, les applications techniques effectives de ces nouvelles conceptions en sont encore à leurs balbutiements. Cependant, à travers une série de colloques organisés ces dix dernières années, il est manifeste qu’il y a une volonté de dépasser le domaine de l’académisme. De la Marine américaine 1859 , aux questions des Sciences pour l’Ingénieur 1860 , le chaos et les théories du chaos intéressent divers domaines techniques et couvrent également le champ de l’économie, de la biologie et de la médecine 1861 . Les recherches sur le contrôle du chaos, l’utilisation des concepts du chaos pour les systèmes de communication, pour le cryptage de données 1862 laissent imaginer les répercussions espérées en termes de technologie. Il est difficile d’y voir clair entre ce qui est en voie de réalisation, de ce qui est espéré raisonnablement ou encore au stade de projets très spéculatifs, mais il nous paraît intéressant d’évaluer dans quelle mesure ces enjeux nouveaux ont pesé sur le champ du chaos et ses perspectives d’évolution.

Malgré le sentiment d’avoir élaboré une histoire déjà très vaste, nous avons donc l’impression que le champ de recherche pour l’historien et l’épistémologue est extrêmement ouvert. Par ailleurs, trois années de recherches sur l’histoire du chaos nous aurons appris les difficultés à écrire une histoire si récente. Pour suivre le travail actuel dans le domaine du chaos et écrire l’histoire de ses dernières années, il nous paraît plus que jamais indispensable de posséder une double formation en sciences "dures" et en sciences humaines et sociales. La technicité impose en effet d’interagir, de dialoguer avec les scientifiques, tout en étant capable d’appréhender les enjeux de nature épistémologique et sociologique.

La médiatisation et la vulgarisation des problématiques du chaos ont produit ce que nous voudrions justement éviter en la matière. En effet, la publicité accordée au chaos en a fortement limité la portée, en réduisant le message à quelques images. Il est vrai que la recherche sur le chaos est grande productrice d’images spectaculaires, d’attracteurs étranges notamment ; elle est souvent associée aux fractales et leur esthétique surprenante. Une autre métaphore a fini par intégrer le langage courant, celle de l’"effet papillon". Mais à force de simplifications elle se restreint à signifier que "des petites causes ont de grands effets", à la manière des extraits du texte de Poincaré, déformés dans leur signification. De la discussion proposée par Lorenz en 1972, il ne reste donc que son titre !

Un tel décalage interroge sur les moyens à mettre en œuvre pour dépasser ce stade d’une vulgarisation réduite à faire circuler des images sans leur épaisseur conceptuelle et historique. Plus généralement, c’est le transfert de telles notions d’un domaine scientifique à un autre qui pose question.

L’histoire du chaos a montré à quel point les transferts sont courants, fructueux, et très circonstanciés. Entre diverses problématiques fortement mathématisées le processus s’est mis en place très régulièrement. Cependant, on peut penser que ces concepts pourraient être utiles dans des domaines moins formalisés, de manière peut-être plus heuristique, comme moteur de conceptualisations nouvelles. Nos recherches sur la littérature existante nous amènent à faire état d’une déception au niveau des sciences humaines et sociales 1863 . Sans trop caricaturer, l’exercice se borne soit à évoquer l’"effet papillon", soit à utiliser les méthodes de l’analyse des signaux expérimentaux grâce aux algorithmes définis par P. Grassberger et I. Procaccia en 1984 (cf. chapitre 4). Dans le second cas, la densité technique et conceptuelle est évacuée : le résultat sous forme de dimension fractale d’un hypothétique attracteur étrange, même s’il est quantitatif et reproductible, n’est rapporté à aucun cadre interprétatif 1864 .

Au fond, ces transferts, pour être fructueux, nécessitent des connaissances dans plusieurs domaines et une culture scientifique et technique importante ; c’est une leçon de l’histoire. Dans l’environnement scientifique actuel, malgré les discours axés sur l’interdisciplinarité, il est encore difficile, au moins en France, de s’engager dans de tels projets. Cependant, le CNRS, sous l’impulsion de scientifiques préoccupés par les potentialités de ces transferts, a entrepris une action de formation de chercheurs en Sciences Humaines et Sociales. Nous avons nous-même participé, à la fois en spectateur-épistémologue et historien intéressé par ces problématiques, à l’école d’Hiver intitulée "Dynamique des systèmes complexes et applications aux SHS : concepts, modèles, méthodes", en mars 2004. Les difficultés posées par les transferts et les interactions sont apparues au grand jour. Ces expériences si particulières, l’association à des problématiques tout à fait d’actualité, ont rendu d’autant plus intéressant et passionnant l’exercice de l’histoire. Espérons que le lecteur de cette thèse aura partagé notre enthousiasme à interroger et analyser la science très contemporaine.

Notes
1855.

Ce sont surtout des constats de bibliométrie, relatifs aux citations des articles de Rössler. Nous avons entamé une analyse plus approfondie des textes, mais l’ampleur du travail nous a contraint à ne réaliser qu’un sondage. Si l’analyse "topologique" du chaos semble aller croissante, dans une perspective qui mêle les travaux de Rössler à ceux de Williams et Birman par exemple, une partie des citations n’est destinée qu’à renvoyer au système de Rössler, pour sa simplicité plus que pour l’analyse produite par Rössler.

1856.

Par oral, par questionnaire, par e-mail, nous avons demandé leur position à différents acteurs du chaos, en France et à l’étranger. Des "phénomènes intrinsèquement imprévisibles" (dont on se demande ce qu’ils désignent), aux "systèmes dynamiques déterministes, non périodiques, sensibles aux conditions initiales" (conception revenant régulièrement, certainement la plus précise), en passant par le "désordre ordonné" et "de petites causes engendrent de grands effets", il est bien difficile de catégoriser toutes ces notions.

1857.

[VOGEL, T., 1973]. Appuyé par ses théories sur les systèmes dynamiques, Vogel propose une réflexion philosophico-scientifique, sur les "lois de la nature", dont il propose de rendre compte "rigoureusement" par les moyens du "mécanisme renouvelé" suggéré par les systèmes dynamiques.

1858.

Nous nous appuyons sur notre participation aux deux derniers colloques sur le chaos temporel et le chaos spatio-temporel : le 4ème colloque a été organisé le 15-16 décembre 2003, à Rouen, le précédent, à l’université du Havre, le 24-25 septembre 2001.

1859.

Elle est l’organisatrice d’une des premières sessions résolument orientées vers les questions de l’ingénieur, en 1993 (actes publiés dans [KATZ, R.A., 1994]) : The chaos paradigm : developments and applications in engineering and science. Le contrôle du chaos et l’analyse des signaux sont deux thèmes prédominants de ce colloque, placé sous l’égide de l’ONR (Office of Naval Research) et du NUWC (Naval Undersea Warfare Center).

1860.

Sans avoir l’ampleur du précédent exemple américain, la thématique se développe en France. Citons simplement le colloque de 1997 Les applications des théories du chaos en Sciences pour l’Ingénieur ([PONS, M.N., 1997]).

1861.

Par exemple : [HERBERT, D.E., CROFT, P., SILVER, D.S., WILLIAMS, S.G., WOODALL, M., 1996]. Tout récemment, les "rencontres du non linéaire" organisées à l’Institut Henri Poincaré étaient consacrées cette année (10-12 mars 2004) au "non linéaire en médecine et en biologie" (voir : http://pnl.lps.u-psud.fr/pnl/Infos-res-articles2004.html).

1862.

Nous renvoyons à l’article "Le chaos chiffrant" dans [POUR LA SCIENCE, 2002] et la thèse de Laurent Larger de 1997 : Cryptage de signaux par chaos en longueur d’onde [LARGER, L., 1997].

1863.

En matière de philosophie de l’histoire, G. Reisch et M. Shermer ont proposé de réévaluer la "contingence et la nécessité", ainsi que la "narration" à l’aune des conceptions du chaos. Malheureusement, les métaphores ont bien du mal à dépasser l’"effet papillon" et les images sont très loin d’épuiser la variété conceptuelle produite par les spécialistes du chaos. Cf. [REISCH, G., 1991], [SHERMER, M., 1993].

1864.

On peut évoquer le rappel à l’ordre de Ruelle en 1989, à propos de ces "dérives" dans son article : "Deterministic chaos : the science and the fiction" [RUELLE, D., 1990]. Il soulignait l’impossibilité de conclure sur la base de l’analyse de séries temporelles limitées de signaux d’origine biologique ou financière, à partir d’une simple application des algorithmes.