b. Les solutions périodiques de second genre

L’étude des solutions périodiques dans le problème des trois corps a ouvert différents chantiers et parmi ceux-là, Poincaré est amené à aborder un problème de type "bifurcation" 1879 . Dans tout ce qui suit, Poincaré ne fait pas référence aux figures d’équilibre des masses fluides en rotation, ni n’évoque le terme "bifurcation" utilisé en 1885. S’ils concernent des chapitres différents de la Mécanique céleste les résultats sont néanmoins fortement analogues.

La question soulevée par Poincaré est la suivante : qu’advient-il d’une trajectoire périodique lorsque les paramètres du système varient (en l’occurrence la masse μ) ? Poincaré l’envisage dans le cas d’un système conservatif à deux degrés de liberté, sur lequel il démontre des propriétés remarquables et essentielles. Le raisonnement se construit sur les exposants caractéristiques des solutions périodiques, ce qui ramène l’étude à des considérations algébriques (sur la base de propriétés élémentaires des racines p ième de l’unité). Plusieurs cas se présentent lors du franchissement d’un seuil, noté μ0. Par des raisonnements sur les exposants caractéristiques, Poincaré montre que s’il existe une solution périodique pour μ≤ μ 0 et pas pour μ>μ 0 , la disparition a été la conséquence de la coalescence de deux orbites périodiques, de même période, à μ=μ 0 . Ainsi les solutions périodiques apparaissent et disparaissent par paires comme les racines d’une équation algébrique 1880 .

Les transitions imaginables ne sont pas restreintes à des fluctuations de nombre de solutions périodiques. Il est possible que la stabilité d’une solution évolue avec μ. Ces transitions de μ<μ 0 (solution stable) à μ>μ 0 (solution instable) suivent certaines règles établies, toujours, avec les exposants caractéristiques (de la forme e αT ). Selon Poincaré, le seuil, μ=μ 0 ne peut correspondre qu’à deux cas : exposant 1 ou -1, c’est-à-dire à α=0 ou iπ/T (T est la période de la solution à μ<μ 0 ).

• Pour α=0, il se produit une collision avec une orbite de même période T et les deux orbites échangent leur stabilité 1881 .

• Pour α=iπ/T, la situation est un peu plus complexe, car il apparaît une solution périodique du deuxième genre, de période 2T.

Le phénomène d’apparition d’orbite périodique du deuxième genre n’est pas limité à ce "doublement de période". En fait, il s’agit même de la définition des solutions du deuxième genre :

‘" Si les équations de la Dynamique admettent une solution périodique de période T et telle que l’un des exposants caractéristiques soit voisin de 2kπ√(-1)/pT, elles admettront également des solutions périodiques de période pT peu différentes de la solution de période T et se confondant avec celles-ci quand l’exposant caractéristique devient égal à 2kπ√(-1)/pT. Ce sont les solutions périodiques du deuxième genre." 1882

Il est intéressant de voir que Poincaré démonte, sur cette question, un mécanisme de "doublement de période" qui a marqué, depuis la fin des années 1970, une étape importante dans la recherche des scénarios dit de "transition vers le chaos" 1883 . Restons prudent toutefois puisque Poincaré ne s’est pas étendu plus sur la notion de bifurcation et n’a pas cherché à en élargir le champ d’application. L’application directe de ses théorèmes se limite à la question des orbites de George Darwin 1884 .

Hadamard est plus dithyrambique que lui 1885 . Si Poincaré n’a pas usé du terme "bifurcation", Hadamard n’hésite pas à faire le rapprochement entre les figures des planètes et les solutions périodiques. Outre le fait qu’il baptise "bifurcation" les phénomènes de variation de nombre ou de stabilité des solutions, il se charge de faire les analogies entre les outils utilisés : par exemple, les coefficients de stabilité ici sont les exposants caractéristiques là 1886 .

L’étude des bifurcations est une facette de plus de l’étude qualitative des équations différentielles ; quoi de plus naturel que le grand architecte et promoteur du qualitatif en soit aussi un initiateur.

Notes
1879.

Les paragraphes 378 à 380 sont consacrés au problème en question : [POINCARE, H., 1899], p. 343-351.

1880.

La comparaison n’est pas qu’une suggestion : la preuve par les exposants caractéristiques est bel et bien algébrique. En termes contemporains il s’agit d’une bifurcation nœud-col.

1881.

Aujourd’hui appelée bifurcation transcritique.

1882.

[POINCARE, H., 1899], p. 243-245, voir aussi les paragraphes 333 à 335.

1883.

Le scénario en question est celui appelé "cascade de Feigenbaum" ou "cascade de doublements de période" : la multiplication, en cascade, de telles bifurcations aboutit à un état de chaos. Le "doublement de période" a été étudié par bien d’autres scientifiques. Nous renvoyons au chapitre 5 et aux paragraphes consacrés à cette question, à partir de la page 320.

1884.

George Darwin, second fils de Charles Darwin, est astronome à Cambridge. On notera que celui-ci est un admirateur de Poincaré (Cf. [BARROW-GREEN, J., 1997], p. 193 pour d’autres détails biographiques). Par ailleurs, il a participé lui aussi aux débats sur les masses fluides en rotation. Darwin a entrepris un certain nombre de calculs sur les orbites périodiques du problème des trois corps permettant d’expliciter les propriétés d’échanges de stabilité et de bifurcations, découvertes par Poincaré. Notamment, Poincaré reprend son exemple, dans les Méthodes Nouvelles : celui d’un système constitué d’un Soleil, d’une planète de masse dix fois plus petite en orbite circulaire autour du Soleil et d’un satellite de masse nulle orbitant dans le plan Soleil-planète. [POINCARE, H., 1899], p. 352-361.

1885.

Rien d’étonnant à cela : les propos sont tenus dans un article sur l’"Oeuvre mathématique de Poincaré". [HADAMARD, J., 1921].

1886.

[HADAMARD, J., 1921], p. 1983.