c. Quelques explications

Plusieurs rapprochements s’imposent, mais il faut rester très prudent pour ne pas tomber dans l’anachronisme. On aura facilement compris la similitude graphique existant entre les "cycles fermés limites" définis par Léauté et les "cycles limites" de Poincaré. En outre, le lien établi par Léauté entre ses cycles et les oscillations de la machine ne peut que rappeler les travaux d’Andronov à la fin des années 1920 : Andronov a proposé de rapprocher les cycles limites de Poincaré des oscillations observées par Van der Pol dans des circuits électriques. Il faut signaler qu’Andronov connaît le travail de Léauté et le cite dans son ouvrage de "référence" en matière de théorie des oscillations, Theory of oscillations de 1937 1900 .

Ce sont là des rapprochements volontairement forcés et qui ont le mérite d’exprimer clairement la portée du travail de Léauté. Aussi, tant qu’à établir des parallèles, nous en proposons un qui éclairera sans doute la question technique traitée. Nous avons insisté, en suivant les propos de Léauté, sur la différence entre machine à vapeur et machines à moteur hydraulique, et plus exactement sur les notions d’action régulatrice directe et indirecte. La différence de nature fondamentale entre les deux tient à l’effet rétroactif présent dans l’action indirecte. En effet, la machine produit elle-même la puissance nécessaire à l’action de la vanne. Autrement dit une partie de l’énergie (et de la vitesse) produite par la machine est ponctionnée pour contrôler cette vitesse, perturbant et déstabilisant ainsi le régime de vitesse. Le terme de rétroaction ne fait pas partie du vocabulaire de Léauté mais il a compris que se joue là l’origine des oscillations de la machine et la difficulté théorique. Les analyses traitant de l’action directe ne s’appliquent pas à cette question, d’une toute autre nature. Pour le dire encore différemment, l’action directe correspond à un mécanisme linéaire (proportionnalité entre vitesse de la machine et le débit de l’admission) alors que l’action indirecte introduit une non linéarité.

Il faut cependant relativiser ces assertions et réaffirmer que tout ceci est en partie une interprétation au goût du jour du problème soulevé par Léauté. Reprenons le diagnostic établi par Léauté pour préciser sa pensée.

La caractéristique principale de la théorie de Léauté est d’être ad hoc. Le but recherché et les travaux menés concernent une classe de machine particulière. Sa notion de cycle est liée au fonctionnement des machines. Dans la définition il évoque par exemple une période d’immobilité de la vanne, ce qui nous renvoie à une contrainte technique de l’embrayage : il faut en effet un temps non nul pour réaliser l’embrayage ce qui introduit un décalage temporel entre la perturbation en vitesse et l’activation de la vanne.

En tout état de cause, il ne s’agit pas d’une théorie générale des oscillations, telle qu’Andronov l’envisage, mais d’une étude plus modeste, technique et précise. L’ambition est de réduire le phénomène d’oscillation : dans la mesure du possible, il étudie les oscillations non pas pour elles-mêmes mais pour en caractériser le mécanisme de production et trouver des conditions susceptibles de les éliminer.

L’analyse du mémoire de Léauté suscite plusieurs interrogations. Et d’abord un étonnement. En 1885 Léauté choisi le terme "cycle fermé limite" pour désigner les comportements de la machine. Comment ne pas céder à la tentation de le rapprocher des cycles limites de Poincaré de 1881 ? Il y a certes une différence dans ce que chaque "cycle" représente. Dans le cas de Poincaré, il s’agit d’un cycle propre à une équation différentielle donnée, représenté dans l’espace des phases de l’équation. Pour Léauté, c’est un cycle de la machine représenté graphiquement dans un diagramme plan, commode car il permet de figurer les variables intéressantes (vitesse / ouverture de la vanne : il s’agit d’une sorte d’espace des états de la machine). Le cycle ne correspond pas à un phénomène dynamique unique mais est la succession de plusieurs phénomènes dont Léauté détermine les équations d’évolution. Il s’agit d’une dynamique par morceaux. Enfin, un cycle de Léauté n’est pas nécessairement un cycle fermé.

Cela dit, Léauté possédait suffisamment de notions de mathématiques pour comprendre, ne serait-ce que vaguement, la notion de cycle limite de Poincaré ; à vrai dire, il n’y a pas besoin de beaucoup de notions mathématiques pour ce qu’il utilise. Il n’est pas inimaginable qu’il ait pu s’en inspirer, même si les travaux de Poincaré ne bénéficient pas encore de toute leur publicité et notoriété en 1885. Néanmoins, aucune mention du travail de Poincaré n’émaille le mémoire de Léauté. Même les travaux ultérieurs de Léauté ne font aucune allusion au cycle limite de Poincaré.

Pour être plus complet il faut rappeler ici que la finalité de la recherche de Léauté est technique, et en particulier quantitative. Le qualitatif est un moyen annexe de son étude, un détour qu’il prend dans sa théorisation, mais il ne perd pas de vue que l’objectif est de donner des règles très précises de conception des machines. Les objets mathématiques construits n’ont pas besoin d’avoir la portée et la généralité de ceux imaginés par Poincaré.

En outre, l’inspiration de Léauté est d’ordre empirique plus que mathématique et construite sur l’association d’une oscillation et d’un cycle. Peut-être est-il préférable de ne pas chercher si l’un a repris le concept de l’autre, mais plutôt si cette notion de cycle ne participe pas d’une intuition plus générale dépassant les deux cadres d’études. A nos yeux, les associations entre cycle et oscillation, couplés par l’intermédiaire d’une illustration graphique, peuvent trouver deux "antécédents" : les courbes de Lissajous et plus vraisemblablement, les cycles thermodynamiques.

Au sujet des courbes de Lissajous, liées à la question des vibrations, il est évident que ces deux élèves de l’Ecole Polytechnique ont suivi un cours de physique consacré à la question. En outre l’expérience de Lissajous 1901 est un résultat marquant du milieu du XIXème siècle en matière de vibration et acoustique, devenue rapidement un classique : le "Cours de Physique de l’Ecole Polytechnique" 1902 de M. Jamin, 2nd tome (publié en 1859) consacre un chapitre relatif à l’obtention graphique et l’étude des courbes. Nous pourrions encore plus simplement évoquer le traité très remarqué de Lord Rayleigh, Theory of Sound 1903 de 1877, dédié à l’étude des vibrations et de l’acoustique.

Nous n’affirmons pas qu’il existe un lien direct entre les notions de cycle et les courbes de Lissajous mais que l’association entre des vibrations et des courbes géométriques (cercles et ellipses notamment) a été ouverte par ce biais. Nous sommes tout à fait conscient qu’une courbe de Lissajous traduit le phénomène de superposition de deux vibrations et se distingue des oscillations discutées jusqu’à présent. Cependant le procédé de Lissajous est lui aussi destiné à l’analyse des vibrations.

La thermodynamique et les cycles de Carnot donnent un argument plus convaincant, au moins en ce qui concerne Léauté. En effet, la notion de cycle de Léauté est assez proche de la notion de cycle thermodynamique. Deux ingrédients de la théorie de Léauté s’apparentent à des outils de thermodynamicien : le diagramme plan, permettant la figuration de l’état de la machine et la constitution d’un cycle par branches de régimes différents. Léauté traite d’une question de machines et il n’est pas imaginable qu’il ne maîtrise pas totalement les théories thermodynamiques correspondantes.

Le cas de Poincaré est malheureusement plus délicat. A la seule lecture de son article, il est impossible de construire une hypothèse solide quant à une intuition extra-mathématique. De plus la démonstration mathématique constitue certainement une rationalisation du cheminement et de la construction de l’objet qui devient quasiment " naturel" au sein de sa théorie. Les cycles de Léauté et Poincaré sont donc liés de manière ténue et indirecte.

Notes
1900.

[ANDRONOV, A.A., KHAIKIN, S.E., 1949] : il s’agit de la traduction de l’ouvrage russe original de 1937. Pour les détails sur ces travaux nous renvoyons au chapitre 8, p. 524.

1901.

[LISSAJOUS, J.A., 1857a] et [LISSAJOUS, J.A., 1857b]. Jules Antoine Lissajous (1822-1880), physicien français, élève de l’Ecole Normale Supérieure (1841).

1902.

[JAMIN, N., 1859], p. 526-529. Dans un autre cours de physique, de Verdet, on trouve quasiment les mêmes chapitres ([VERDET, E., 1868] p. 104-108).

1903.

[RAYLEIGH, J.W.S., 1877], p. 26-30.