d. Conclusion

Quelle trace cette étude a-t-elle laissée dans l’étude des machines et plus largement dans la science et la technique ? Signalons tout d’abord que Léauté est suffisamment reconnu dans son activité. La nécrologie de Jordan, en 1916, retrace son parcours dans l’étude des machines et se termine par un résumé des résultats à propos des oscillations à longue période dans les machines hydrauliques :

‘"Construisant alors une courbe ayant pour abscisses l’ouverture de la vanne et pour ordonnée la vitesse correspondante de la machine, il a reconnu que ces oscillations se produisent seulement lorsque ladite courbe est fermée. L’intégration de l’équation différentielle du problème lui fait connaître les cas où cette circonstance se présente." 1904

Sa position à l’Ecole Polytechnique et à l’Académie des Sciences indique qu’il est un scientifique bien établi. Jordan (membre de la section de géométrie de l’Académie des Sciences) connaît divers aspects de régulation des machines. Sans doute, les travaux de Léauté constituent-ils des références pour la plupart des mécaniciens de son temps. Sur la question des oscillations il est aussi au contact des problèmes de locomotives pour lesquelles oscillations et perturbations entraînent leur déraillement 1905 . Il ne fait guère de doute que Léauté fait figure d’autorité en matière de machines et plus largement en Mécanique.

Quant à sa postérité, il suffit de rappeler qu’Andronov, dans les années 20 (plus de 35 ans après) fera référence à ce travail en particulier. Les théories des machines de Léauté sont également citées dans le Traité de Mécanique Rationnelle 1906 de Paul Appell en 1904 : un chapitre est consacré aux oscillations dans les machines, sans évoquer néanmoins explicitement le mémoire de 1885. Sur ce dernier exemple la situation devient encore plus étonnante. En effet, cet ami de longue date de Poincaré, mathématicien de surcroît, connaît sans aucun doute possible la théorie des cycles limites de Poincaré.

En définitive, plusieurs des remarques précédentes laissent penser que l’association entre oscillation et cycle (fermé ou limite) s’est faite "naturellement", un peu comme si tout cela était dans l’"air du temps". Dans l’esprit de Léauté il s’agit peut-être d’une évidence sur laquelle il n’y a pas lieu de s’étendre ou, plus vraisemblablement, qui n’est pas susceptible d’apporter des éléments neufs et intéressants. On peut ajouter que Léauté, avec ce mémoire, a apporté des solutions pratiques au problème de départ. La question technique est en quelque sorte résolue, il n’y a plus lieu de s’interroger davantage sur les oscillations dans les machines. D’ailleurs, les travaux ultérieurs (d’Andronov notamment) seront entrepris en réponse à de nouvelles questions techniques d’oscillations (électriques et non plus seulement mécaniques).

En outre, lorsqu’il s’agit d’étudier des oscillations, l’ouvrage de Rayleigh, Theory of sound fait figure de référence. Or ces méthodes utilisées sont conçues sur le paradigme de l’oscillateur harmonique : les oscillations se conçoivent comme des superpositions d’oscillateurs harmoniques et diverses approximations permettent de réduire les oscillations à ce comportement. Il n’est nul besoin d’invoquer des théories plus complexes. La question des machines à moteur hydraulique et l’étude de Léauté sont donc assez inhabituels.

Pour ce qui est de la question de la "rétroaction", il semble bien que Léauté a saisi, au moins partiellement, un aspect essentiel du phénomène. Il a compris que la source des oscillations à longue période est là et que la nature de l’action indirecte implique que les travaux "classiques" ne sont pas capables d’en rendre compte. Léauté caractérise cette différence grâce à des considérations géométriques, puisque sur le même diagramme il trace la "ligne figurative" d’une machine à action directe et montre que, suite à une perturbation, un régime d’équilibre est atteint. Il obtient cette conclusion sans faire aucun calcul, en associant la géométrie aux propriétés de la machine.

Pour en terminer, insistons encore sur ce dernier point. Lorsqu’il étend ses propositions à des situations moins idéalisées (avec un rendement des machines plus réaliste et fluctuant), il sait que l’intégration numérique relève quasiment de l’impossible :

‘"[…] les calculs deviennent beaucoup plus compliqués et seraient presque impraticables si l’on voulait employer exclusivement la méthode analytique. Nous allons montrer comment on peut résoudre la question d’une façon suffisamment exacte à l’aide de tracés graphiques" 1907 . ’

Le recours à des procédés graphiques, classiques pour réaliser des calculs mathématiques de toute sorte, révèle d’autant mieux un constant intérêt pour la géométrie. Il avait auparavant utilisé des paraboles pour approcher numériquement les portions de cycle ; il ne lui reste plus qu’à montrer ensuite que le résultat peut s’obtenir par un "procédé plus géométrique qu’il est bon d’indiquer" 1908 . En outre, le choix des paraboles ne tient pas à la seule simplicité des expressions mathématiques, mais aussi à l’opportunité de s’aider de ces figures géométriques parfaitement connues dans l’analyse des cycles.

Son intérêt pour une vision géométrique des problèmes ne date pas de ce mémoire. Déjà sa thèse soutenue en 1876 contenait une forte composante géométrique : il envisageait alors "au point de vue géométrique le problème de l’intégration des équations différentielles partielles" et il a su "tirer un parti ingénieux des considérations géométriques sur lesquelles repose son travail" 1909 . Cependant, si Léauté utilise beaucoup de raisonnements géométriques, ils se distinguent de la perspective globale adoptée par Poincaré. Léauté vise l’intégration approchée, par les moyens de la géométrie et les raisonnements élémentaires (sur les paraboles par exemple). Il existe une certaine contemporanéité entre les travaux de Léauté et quelques éléments mathématiques de Poincaré mais c’est seulement avec Andronov que ces relations sont approfondies dans le cadre élargi de la théorie des oscillations non linéaires.

Notes
1904.

[JORDAN, C., 1916], p. 502. Camille Jordan (1838-1922) est un mathématicien français. Le texte de Jordan transforme légèrement les affirmations de Léauté. Il insiste plus que Léauté lui-même sur la relation oscillation / cycle fermé. Ce qui était naturel pour Léauté, devient une quasi-découverte aux yeux de Jordan.

1905.

Voir les trois notes [MARIE, G., 1905a], [MARIE, G., 1905b], [MARIE, G., 1905c]. Léauté est chargé de la présentation des travaux de Marié, sur les locomotives, à l’Académie.

1906.

[APPELL, P., 1904], [APPELL, P., 1953]. Paul Appell, mathématicien français, 1855-1930.

1907.

[LEAUTE, H., 1885], p. 122.

1908.

[LEAUTE, H., 1885], p. 52.

1909.

[GISPERT-CHAMBAZ, H., 1991], p. 325 et p. 326. Le mathématicien et mécanicien Victor Puiseux a rédigé le rapport. Il ajoute en outre : "M. Léauté aurait peut-être dû développer un peu plus quelques parties de son mémoire, afin de mettre les raisonnements à l’abri de toute objection. Mais ils sont exacts au fond, ainsi que les conclusions, et l’auteur a su tirer un parti ingénieux des considérations géométriques…".