1.2. La notion d’inégalité et son usage dans les transports

Depuis au moins deux décennies, la question des inégalités revient à l’ordre du jour dans le domaine de la mobilité comme dans le domaine socioéconomique, notamment en ce qui concerne la justice distributive. En effet la dimension sociale constitue, à côté de l’économique et de l’environnementale, l’un des trois «piliers» sur lesquels devrait s’appuyer un développement durable. GUDMUNDSON et HOJER [1996] précisent que l’un des principes du développement durable est d’assurer une juste répartition de la qualité de vie.

Avant de voir la notion d’«inégalité» dans les transports, nous devrons prendre conscience que la notion propre d’inégalité elle-même est complexe et flexible. Elle est complexe en ce qui concerne sa pertinence mais aussi flexible quand on considère des termes voisins comme disparité, écart, différence, etc. Le Dictionnaire de L’Académie française témoigne de l’évolution du mot « inégalité » pendant environ quatre siècles et montre l’enrichissement et le développement du sens que nous lui donnons aujourd’hui.

« Inégalité » ou « égalité », en tant que concept élaboré par les hommes se développe aussi depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours, en passant par Rome, le Christianisme, les Lumières , les philosophes et les scientifiques du XIXe et du XXe siècle. Tous essaient de prouver, de montrer ou de conceptualiser s’il y a quelque chose qui rend les êtres humains « égaux » ou de montrer le contraire. Le mot « égalité » est riche en ce qui concerne les sens ou les définitions que l’on lui accorde mais aussi « vide » car chaque fois nous avons besoin de prouver son existence et de le conceptualiser. Cependant, malgré toutes ces difficultés, RAWLS [1971] constate que les êtres humains en tant qu’êtres ayant le sens de la justice ont besoin toujours de chercher à s’égaliser entre eux.

D’ailleurs, certains philosophes et les économistes à la fin du XIXe et puis au XXe siècle lancent le grand débat sur la dimension que nous voulons égaliser. « Quelle égalité ? » (SEN [1992]) est alors une question très importante à traiter. La conscience d’intégrer un principe de l’égalité, quel qu’il soit, dans la théorie éthique a donné naissance à plusieurs conceptions :

  • l’égalité utilitariste introduite par Bentham en 1789 et largement développée par Mills (1863) et Sidgwick (1907) sur les intérêts des partenaires,
  • l’égalité des ressources proposée par John Rawls [op.cit.], puis Ronald Dworkin [2000],
  • l’égalité économique de Nagel [1979] et Scanlon,
  • l’égalité des opportunités ou des chances évoquées par Roemer [1998],
  • et enfin l’égalité de capacité postulée et développée par Amartya Sen depuis les années 80.

Ces conceptions utilisent toutes le même mot « égalité », mais dans des sens différents. Dans certain cas, plusieurs acceptions des inégalités, par exemple : l’égalité des chances et l’égalité des revenus, peuvent sembler cohérentes. Cependant dans le cas général, les deux notions peuvent être contradictoires ; l’une doit donc être placée en priorité par rapport à l’autre. Privilégier l’égalité dans une dimension peut faire passer au second plan l’égalité selon une autre dimension.

Ce problème, actuel et débattu, n’est cependant pas trop aigu dans le domaine des transports. Dans ce domaine, le problème d’égalité ou d’équité n’apparaît que depuis les années soixante-dix. D’abord, ALSTHULER et ROSENBLOOM [1977] relèvent trois concepts d’égalité qui coexistent dans la pratique pour étayer les politiques des transports aux Etats-Unis pendant la période des années soixante et soixante-dix: le coût du service à la charge de l’usager, concept qui distribue le service en fonction de la contribution financière de l’usager puis l’égalité dans la distribution du service, qui distribue de manière égalitaire la dépense de l’Etat ou le service public, et enfin la distribution du service selon les besoins. Le premier concept étant trop utilitariste a été plutôt abandonné à l’avantage du deuxième et du troisième qui s’adaptent mieux aux idées égalitaristes. Ensuite, LEE [1987] discerne deux types d’égalité dans les transports : l’égalité horizontale où l’on traite également les individus vivant dans les mêmes conditions, et l’égalité verticale où l’on traite la distribution des coûts ou des bénéfices entre les usagers ayant différents niveaux de revenu. Le Transport Demand Management - Victoria Transport Policy Institute (TDM-VTPI [2002]) a ensuite ajouté une troisième dimension : l’égalité verticale par rapport au besoin et à la capacité de se déplacer. Il a élaboré les objectifs et les stratégies qui rendent applicables ces trois dimensions.

Ces développements, notamment ceux de TDM-VTPI, détaillent l’analyse des problèmes d’inégalité et donnent les lignes directrices pour aborder l’équité dans les transports sur le terrain. Cependant, ces concepts ainsi que leur mise en œuvre ne semblent pas suffisants pour résoudre tous les problèmes. Sur le fond, il y a une question de base qui se pose également à propos des inégalités dans le domaine économique : qu’est ce que l’on veut égaliser dans les transports ? REICHMAN [loc.cit.] est le premier qui lie le problème des inégalités dans les transports avec les théories de l’égalité en montrant la nécessité de définir un seuil minimal et d’intégrer le concept d’égalité des chances à la problématique. Sans se référer à cette question de fond, et sans prendre en compte les théories récentes de l’égalité, nos analyses risqueraient de ne pas mettre en évidence les vrais problèmes d’inégalité en donnant des recommandations « flottantes » et les recherches menées risqueraient de donner des résultats ambigus ou contradictoires. Les politiques qui s’en inspireraient seraient loin de résoudre le problème des inégalités.

Les théories de la justice distributive qui se développent notamment depuis les années soixante-dix : l’égalité des ressources (John Rawls), l’égalité des chances (John Roemer), l’utilitarisme et la capabilité (Amartya Sen), proposent plusieurs éléments pour compléter les concepts d’égalité pré-existants. Les transports fournissent un champ d’application à chaque théorie. Les différentes théories peuvent donner des résultats cohérents mais dans la plupart des cas ces différentes dimensions conduisent à des résultats différents ou même contradictoires. Considérer les transports en tant qu’utilités ou ressources conduit à des résultats différents. Dans des cas extrêmes, une égalisation dans une dimension conduit à une inégalité selon une autre dimension.